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se sont tournés vers Frohsdorf, et ce n’était pas seulement par une banale curiosité, c’était parce que, dans ce vieux château des alpes de Styrie où il avait passé une partie de sa vie, ce mourant représentait les traditions, les souvenirs, les malheurs, la dignité et la majesté d’une maison dont l’histoire se confond avec l’histoire de la France. Sunt lacrymœ rerum ! disait autrefois, il y a tout près d’un demi-siècle, M. Victor Hugo, dans des vers magnifiques consacrés à la mort et aux funérailles du vieux roi Charles X s’éteignant dans l’exil et enseveli obscurément à Goritz. Aujourd’hui, le petit-fils suit l’aïeul dans la petite chapelle funèbre du couvent des franciscains de Goritz, et on pourrait, certes plus que jamais, redire les vers du poète, le Sunt lacrymæ rerum, à propos de la mort de ce prince qui a connu toutes les rigueurs du sort sans les avoir méritées et qui de la fortune de sa race n’a gardé jusqu’au bout que l’honneur.

C’est, en effet, la destinée cruelle de M. le comte de Chambord, qui était autrefois le duc de Bordeaux, d’être venu au monde dans un deuil, au lendemain du meurtre de son père, le duc de Berry, d’avoir été bientôt emporté dans la catastrophe de sa famille en 1830, et de n’avoir plus été désormais qu’un exilé. Assurément si on avait tout prévu, si on avait pu lire dans l’avenir, on aurait évité de rompre en juillet 1830 une tradition de monarchie constitutionnelle à peine renouée depuis quinze ans. Mieux aurait valu s’en tenir à l’abdication du vieux roi, expiant par la perte de la couronne ses témérités contre la charte, et garder cette royauté d’un enfant qui, sous une prudente tutelle, pouvait se concilier avec le développement rationnel, gradué, de toutes les libertés publiques. Malheureusement ce ne sont là que des thèses rétrospectives, des regrets inutiles. Les événemens ont marché, les révolutions se sont succédé, et M. le comte de Chambord, qui n’était qu’un enfant en 1830, qui était à peine un adolescent au moment où il devenait, par la mort du roi Charles X, un chef de dynastie, le représentant de la légitimité vaincue, M. le comte de Chambord est resté un exilé. Personnifiant un principe immuable en face des révolutions éphémères d’où sortaient tour à tour et la république et l’empire, il ne pouvait plus être que ce qu’il a été : un banni, un généreux banni devenu homme en exil, attendant l’heure où le pays reviendrait au principe qui vivait en lui. Il a attendu cinquante ans, — et pendant ces cinquante ans de révolutions il n’a vu qu’une ou deux fois la France, bien tardivement, toujours à peu près furtivement. Un jour, en 1871, à la faveur de l’abrogation des lois d’exil, il venait à Paris ; il visitait pieusement Notre-Dame ; il passait, le cœur serré d’émotion, sous les murs des Tuileries en ruines ; puis il allait passer deux ou trois jours à Chambord, d’où il datait un manifeste. Une autre fois, en 1873, au moment où venait d’échouer la grande tentative de restauration monarchique, la seule qui aurait pu avoir