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port bloqué suffit à constituer l’intention. Mais le paradoxe devient insoutenable si le navire, parti d’un port neutre, n’a pour destination qu’un port neutre. Il faudrait au moins alors, dans la donnée de la jurisprudence anglaise, qu’on prouvât la destination simulée : l’intention serait d’autant plus manifeste qu’on aurait tenté de la déguiser, en trompant les belligérans sur le but réel du voyage. Mais la simulation n’est-elle pas prouvée ? est-on réduit aux conjectures, comme dans l’affaire du Springbok ? nous touchons aux dernières limites de l’arbitraire : 1° le blocus est réputé rompu parce qu’on a eu l’intention de le rompre ; 2° les neutres sont réputés avoir eu l’intention de le rompre, non parce qu’ils ont cinglé vers tel port bloqué, mais parce que, cinglant vers un port neutre, ils pourraient ensuite se diriger vers n’importe quel port bloqué. Non, ce n’est pas là, quoi qu’on ait dit, le dernier mot de la justice internationale, et la conception du droit des gens ne repose pas plus aux États-Unis qu’en Europe sur de pareilles subtilités. L’affaire du Springbok est de celles que l’opinion publique a, même en Amérique, définitivement jugées contre les juges.

On a d’ailleurs trop de sens pratique aux États-Unis pour ne pas comprendre que, si la sentence de la cour suprême était érigée en règle universelle, le commerce des neutres serait, à chaque guerre nouvelle, complètement ruiné. Que des caboteurs américains transportent de la meilleure foi du monde leurs cotons de la Nouvelle-Orléans à New-York, il suffira que ces cotons puissent être dirigés plus tard vers un port en état de blocus et qu’un soupçon ait hanté quelque croiseur belligérant pour que tout soit de bonne prise. Il faudra donc une grande dose de courage, — robur et æs triplex, — pour aventurer, en temps de guerre, un navire neutre d’un port neutre à un port neutre. Si les commerçans ennemis restent chez eux parce que la propriété privée ennemie n’est pas encore inviolable sur mer et si les neutres ne bougent pas, de peur qu’on ne leur impute quelque projet de voyage sur des navires inconnus vers des ports inconnus, que deviendront les échanges internationaux sur mer et les peuples qui, ne se suffisant pas à eux-mêmes, ne sauraient, à aucun prix s’en passer ? La question est très grave et nous sommes heureux que M. de Boeck nous ait fourni l’occasion de la signaler une fois de plus à l’attention publique en signalant son excellent ouvrage.


ARTHUR DESJARDINS.