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n’allait pas plus loin que Nassau, port neutre ; mais elle condamna le chargement par un arrêt ainsi conçu : « Nous ne saurions douter que le chargement n’ait été embarqué dans l’intention de violer le blocus ; que les chargeurs n’aient eu le dessein de le faire transborder, à Nassau, dans quelque navire plus propre que le Springbok à atteindre sans danger un port bloqué ; que le voyage de Londres au port bloqué, soit en ce qui concerne le chargement, soit dans l’intention des parties, n’ait constitué un seul voyage et que le chargement n’ait été saisissable à partir du moment où il a été mis à la voile[1]. » A la grande stupéfaction des jurisconsultes, la commission mixte, instituée en vertu du traité de Washington, confirma cet arrêt.

Tout l’échafaudage de ce raisonnement repose sur un sophisme juridique : il n’y a, quant au chargement, du port d’embarquement au prétendu port de destination, c’est-à-dire à ce port bloqué que nul ne connaît, qu’un seul voyage ! Or un voyage, au sens le plus étendu du mot, ne s’est jamais composé, dans la langue du droit maritime, que de l’ensemble des traversées effectuées par un navire entre son armement et son désarmement. Mais quand « l’expédition » est terminée, quand l’opération commerciale est liquidée, soutenir que le voyage continue, c’est le comble de la témérité juridique. La proposition devient plus choquante s’il est jugé d’abord que le voyage est terminé quant au navire. Quoi ! terminé quant au navire et continué quant au chargement ! C’est encore plus inexplicable si, la seconde campagne de mer n’étant pas commencée, on ne sait au juste ni quand le chargement repartira, ni sur quel port il sera dirigé, ni même, à la rigueur, s’il repartira. Lier ainsi ce voyage hypothétique, éventuel, indéterminé quant à son époque et quant à son but, au premier voyagé, afin de transformer le véritable port de destination en port d’escale, et n’importe quel port bloqué en port de destination, c’est dénaturer les faits et fonder le droit à la confiscation sur un jeu de mots.

C’est déjà méconnaître, à nos yeux, les véritables principes du droit international que de déclarer le navire et le chargement saisissables par cela seul qu’ils se dirigent vers le port bloqué. Il était à peu près inutile, en vérité, que le congrès de Paris condamnât, en 1856, les blocus fictifs si l’Angleterre persistait à reconnaître que la seule intention constitue une rupture du blocus et que la mise à la voile pour le

  1. On le voit : la cour suprême ne condamne pas le chargement du chef de contrebande : « qu’il contienne de la contrebande ou non, dit la cour, le chargement ne saurait être condamné, s’il est réellement destiné à Nassau et non à un port plus éloigné ; mais, qu’il renferme de la contrebande ou non, il doit être condamné s’il est destiné à un port rebelle, car tous les ports rebelles sont sous blocus. » Cf. B. Davis, les Tribunaux de prise aux États-Unis. Paris, Brière, 1878.