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qu’on attache aujourd’hui à ce mot. Les ministres et les conseillers de cabinet étaient seuls admis auprès du roi ; les autres, à l’exception des ministres de la guerre et des affaires étrangères, entraient rarement en communication avec lui. On racontait qu’un jour, le roi Frédéric-Guillaume III avait rencontré au Thiergarten son ministre de l’instruction publique, M. d’Altenstein, qui l’avait respectueusement salué, et qu’il demanda à son adjudant comment s’appelait ce vieux monsieur qui avait l’air si amical. Naturellement, il n’était jamais question d’un système politique dans le ministère d’état, et le feu roi comparait le sien à un attelage où la moitié des chevaux sont attelés devant la voiture, l’autre moitié derrière. Comme le ministre de Schön l’engageait à y remédier, il repartit : « Croyez-vous que les choses ne se soient pas toujours passées ainsi et qu’il puisse jamais en être autrement ? »

Dès les premiers jours de son règne, Frédéric-Guillaume IV sentit qu’il y avait quelque chose à réformer dans cette machine, que la bureaucratie est un appui trompeur pour un gouvernement, qu’un roi ne doit pas seulement s’entourer d’un ministère homogène avec qui il entretient de constantes relations, mais qu’il doit aussi se mettre en rapport avec ses peuples. Il détestait la monarchie représentative telle qu’on la pratique, et cependant il éprouvait le besoin de donner à la Prusse une représentation nationale. Il désirait que, par intervalles, en temps opportun, une délégation des diètes provinciales s’assemblât à Berlin pour s’entretenir avec lui des vœux et des doléances de ses sujets, pour entendre ses communications, pour approuver les nouveaux impôts. Il comprenait le régime représentatif comme un système de procédés aimables, d’entente courtoise entre un souverain très bienveillant et un peuple très respectueux, pourvu que le souverain eût toujours le dernier mot. Il se considérait comme un bon père de famille qui, pour faire honneur à ses enfans. devenus grands, consent quelquefois à discuter avec eux et à leur soumettre ses raisons, à la condition qu’il les trouveront toujours bonnes. Pour employer son mot, il voulait être « un roi libre dans un pays libre. » Ceux qui sont curieux de savoir comment la France eût été gouvernée si le prince qui vient de mourir dans l’exil avait régné pourront s’en faire une juste idée en étudiant le règne et la politique de Frédéric-Guillaume IV. Le comte de Chambord, lui aussi, voulait être un roi chrétien dans un pays chrétien et un roi libre dans un pays libre. Ces deux hommes, aussi généreux et aussi chimériques l’un que l’autre, se ressemblaient par bien des côtés. Mais l’un se sentait impossible, l’autre se flatta longtemps de faire entendre raison à son peuple. Il ne fut dégrisé de sa chimère que par la révolution de 1848, qui le contraignit d’accorder à la Prusse « une de ces satanées petites constitutions, comme les appelait le roi Léopold IM, lesquelles gênent beaucoup les souverains. »