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des lettres, une teinture des arts et des sciences : le plus grand de tous était un philosophe qui faisait des vers français et jouait de la flûte. Mais si lettré que soit un roi de Prusse, son premier devoir est d’être un soldat, et Frédéric-Guillaume IV, au grand scandale de ses généraux, n’était pas assez soldat. Personne n’a jamais douté de son courage. A l’âge de dix-huit ans, il se distingua par son intrépidité à Gioss-Cörschen, dans un combat d’avant-poste. Il répondit à ceux qui lui reprochaient de s’être trop exposé : « Il n’importe ; si une balle me frappe, mon frère Guillaume deviendra prince royal. » Mais on l’accusa pendant tout son règne de s’intéresser à certaines choses plus qu’à son armée. Il s’en occupait quand il le fallait, mais il n’en faisait pas ses délices ; il avait beaucoup d’estime pour ses généraux, mais il ne méprisait personne, et un vrai roi de Prusse doit considérer tout homme qui n’a pas l’épée au côté avec une condescendance où perce une légère nuance de mépris.

L’instrument dont s’est servi le roi Guillaume pour mener à bonne fin ses étonnantes campagnes, c’est lui-même qui l’a créé. A peine eut-il succédé à son frère, la réforme militaire devint le premier de ses soins. L’armée dont il avait hérité était bonne, mais elle n’était pas suffisante pour procurer aux ambitions prussiennes les satisfactions qu’elles réclamaient. Au surplus, comme l’accorde M. Wagener, n’ayant jamais été employée au dehors, on y remarquait un peu d’engourdissement ; on conservait des commandemens supérieurs à des hommes usés qui n’avaient plus que la bonne volonté, la faveur présidait quelquefois aux avancemens, et on attachait plus d’importance à la parade qu’à l’éducation du soldat. « C’était un héritage du précédent règne, où souvent le père et le fils servaient tous deux comme lieutenans, où l’on avait des seconds lieutenans qui avaient accompagné l’armée en 1814 et qui étaient décorés de la célèbre médaille noire pour les non-combattans, dont les Berlinois disaient qu’elle portait pour devise : « Tu ne tueras point. » Encore un coup, il est permis à un roi de Prusse d’être un soldat civilisé, mais il est tenu d’être plus soldat que civilisé, et Frédéric-Guillaume IV était plus civilisé que soldat. C’est pourquoi cet homme honnête et distingué restera dans l’histoire comme un Hohenzollern d’exception.

Mais ce qui l’intéressait encore plus que la civilisation, c’étaient les questions d’église, et quoi qu’en dise M. Wagener, il s’abandonna trop à son goût. Un prince peut être à la fois très religieux et très politique ; malheureusement Frédéric-Guillaume IV était piétiste et même un peu théologien, et les princes théologiens n’ont jamais fait grande figure sur un trône : l’histoire d’Angleterre en fait foi. Il lisait les pères, il savait par cœur son Irénée, il méditait sur les usages et les pratiques de l’église primitive, il discutait les dogmes, il avait approfondi les