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M. le conseiller intime Hermann Wagener, qui s’est acquits depuis longtemps la confiance et les bonnes grâces de M. de Bismarck, vient de consacrer à la mémoire du frère aîné et du prédécesseur du roi Guillaume une brochure fort intéressante, et cette brochure est un éclatant témoignage de la piété des Prussiens pour leur passé[1]. Il semble, qu’après les grands événemens que nous avons vus, après les coups d’audace qui ont fait de la Prusse la première puissance militaire du monde et l’arbitre de la paix de l’Europe, les vainqueurs d’aujourd’hui devraient prendre en pitié la politique indécise et timide du roi Frédéric-Guillaume IV. Il n’en est rien. M. Ranke, en écrivant la biographie de ce souverain, avait rendu hommage à ses nobles qualités : l’éloge qu’il en faisait n’a pas paru suffisant à M. Wagener. Ce conseiller intime est un homme de grand mérite, fort versé dans les sciences politiques et sociales ; mais il est d’un parti et d’une école qui mêlent volontiers à la politique un peu de mysticisme, et les mystiques ont pour principe que rien n’est plus agréable à Dieu que la douleur volontaire, que c’est pour les états comme pour les individus le secret des grands bonheurs et des grands succès ; que, pour moissonner dans la joie, il faut avoir semé dans les larmes. M. Wagener est fermement convaincu que abondance de grâce divine qui a été répandue sur le roi Guillaume lui a été obtenue du ciel par les souffrances et les résignations de son frère, par les dégoûts qu’il essuya, par les croix qu’il a portées.

M. Ranke, qui est toujours historien et toujours discret, s’était contenté de dire : « Ce fut la destinée particulière de Frédéric-Guillaume IV que ses actions ont eu de lointaines conséquences sans lui procurer à lui-même aucune satisfaction personnelle. » M. Wagener en dit bien davantage et il en dit trop. Il affirme que Frédéric-Guillaume IV ne fut pas seulement le plus éminent de tous les princes de son temps par les qualités de l’intelligence et du cœur, par l’étendue de son savoir, par l’originalité de son esprit, par sa chaleureuse et vive éloquence, mais qu’il a toujours vu clair dans le rôle qu’il jouait, qu’il s’est offert en sacrifice, qu’il a été le martyr de sa foi. « Ce ne sont pas les héros, nous dit M. Wagener, ce sont les martyrs qui mettent l’histoire en branle. » C’est peut-être diminuer un peu trop la part qui revient, dans les événemens, aux rusés politiques comme aux gros bataillons ; c’est oublier aussi que la Prusse a produit des philosophes et des généraux du premier ordre, mais que c’est le pays du monde où le goût des humiliations volontaires et du martyre est le moins répandu.

M. Wagener a raison de vanter les dons naturels du roi Frédéric-Guillaume IV, son instruction solide et variée, la richesse de ses connaissances. Histoire, littérature, beaux-arts, rien ne lui était étranger.

  1. Die Politik Friedrich-Wilhelm IV, von Hermann Wagener, wirklichem geheimen Ober-Regierungs-Rathe. Berlin, 1883.