Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 58.djvu/954

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
948
REVUE DES DEUX MONDES.

tion de confiance. Le ministère a pu avoir le scrutin pour lui ; il n’est sûrement pas sorti sans blessures de toutes ces échauffourées, de tous ces incidens accumulés à la fin de la session : de sorte que cette loi judiciaire, si laborieusement votée dans le sénat, si vivement disputés dans la seconde chambre elle-même, n’a triomphé en définitive que par toute sorte de calculs de parti, de subterfuges avoués ou inavoués, de compromis équivoques dont l’indépendance de la justice a fait tous les frais.

Voilà donc la grande victoire assurée ! Ces incidens de la fin de la session ont disparu ; il ne reste que le succès, le vote définitif de cette loi, qui est certes, dans tous les cas, un des actes les plus graves, les plus caractéristiques du régime républicain tel qu’on l’a conçu, tel qu’on le pratique depuis quelques années. M. le président du conseil, pour les besoins de sa cause, pour se donner des airs de modération, a pu s’amuser à soutenir devant le sénat que ce qu’il proposait ce n’était pas la suppression de l’inamovibilité ; on lui a déjà répondu dans l’autre chambre, dans le parti républicain lui-même, que ce qu’il y avait de bon dans la loi, c’était justement ce premier coup décisif porté à l’inviolabilité judiciaire. La loi a, en effet, ce caractère, et elle n’en a pas d’autre ; que la suppression soit temporaire ou indéfinie, elle est toujours la suppression. La seule chose évidente et certaine aujourd’hui, c’est que, pendant trois mois, le corps judiciaire tout entier est livré aux bureaux de la chancellerie, aux sénateurs et aux députés, aux solliciteurs et aux délateurs, à tous ceux qui ont une rancune, un ressentiment, une ambition, ou même une fantaisie à satisfaire. La curée est ouverte. Pendant trois mois, M. le garde des sceaux a tout pouvoir sur l’administration de la justice du pays. Il peut disposer sans contrôle de six ou sept cents sièges de magistrats et accomplir une véritable révolution de personnel. Il n’a pas seulement le droit de révocation ou de déplacement, il a une faculté bien plus étendue, bien plus singulière. En apparence, le chiffre des épurations est subordonné et limité au chiffre des suppressions d’emplois décidées par la loi ; en réalité, cette limite est parfaitement illusoire, puisque le gouvernement peut choisir indistinctement, à tous les degrés de la hiérarchie, dans l’universalité du personnel judiciaire, les magistrats qu’il voudra frapper. C’est la dictature dans ce qu’elle a de plus hasardeux et de plus redoutable. On prétend sans doute, et M. le président du conseil, M. le garde des sceaux assurent que tout sera fait avec impartialité, qu’on se défendra de toute passion politique, ou du moins qu’on ne frappera que les magistrats ennemis systématiques et déclarés des institutions ; mais c’est là précisément ce qu’il y a de grave : où commence, où finit l’hostilité systématique ? Suffit-il, comme l’a laissé entendre M. le président du conseil, d’avoir rendu un arrêt indépendant dans l’affaire des décrets contre les congrégations pour attirer