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théâtres. Combien cependant la Comédie-Française et l’Odéon, dans le délai d’un mois, pourraient-ils représenter de ces chefs-d’œuvre qui forment le plus beau de notre patrimoine littéraire? Combien, plutôt, n’en laissent-ils pas en déshérence? Quand voit-on jouer, — pour nous borner à la trinité suprême : Corneille, Racine et Molière, — quand voit-on jouer Polyeucte, Rodogone, Sertorius ou Pompée? quand voit-on jouer Bajazet ou Bérénice? quand voit-on jouer, — au moins à la Comédie-Française, — Don Juan? Ces menus ouvrages sont oubliés! Il n’est pas question, après cela, de Nicomède, des Fâcheux ou de la Comtesse d’Escarbagnas, qui se peuvent négliger; moins encore, apparemment, de Mérope, du Joueur, du Légataire, de Turcaret. S’aperçoit-on qu’il est temps de former des interprètes pour le répertoire?

Mais, dans l’intérêt même du drame et de la comédie modernes, il faut rompre des jeunes gens à l’exercice de la tragédie et de la comédie classiques. M. Duflos, de l’Odéon, qui jouait récemment à la Gaîté le personnage du roi dans Henri III et sa Cour, n’eût pas composé ce personnage avec tant de convenance, de souplesse et de subtilité, s’il n’eût étudié l’an dernier au Conservatoire que le rôle de Ruy Blas; il avait concouru aussi dans le rôle de Tartufe. Samedi dernier, à la Comédie-Française, vers la fin du Supplice d’une femme, quand Alvarez fit un pas vers elle comme pour embrasser son enfant, Mlle Dudlay, qui jouait Mathilde, renversa la tête et le buste en arrière et serra l’enfant sur sa poitrine avec la noblesse d’une Andromaque préservant de Pyrrhus le fils d’Hector : Mlle Dudlay nous aurait-elle réjouis par cette belle attitude si, avant d’être une actrice de drame, elle ne s’était éprouvée dans la tragédie?

Des curieux de paradoxes prétendront peut-être que l’enseignement ne fait pas des acteurs, et qu’il faut s’en remettre à la nature du soin de les produire; ils rappelleront qu’une Fanny Kemble, avec toutes ses belles-lettres, sa philosophie et son art, ne vaut pas une Rachel, parce qu’il lui manque, avec un grain de cabotinage, au moins une étincelle de génie. Fanny Kemble fut une artiste de second ordre comme j’en souhaite beaucoup à la Comédie-Française, et Rachel, quand elle fut Rachel, n’était plus ignorante. Elle avait pu répondre à Samson, le premier jour qu’il l’interrogea : « Ériphyle est une femme qui bisque. » Depuis, cependant, elle avait écouté ses leçons. D’ailleurs il ne s’agit pas de savoir si, oui ou non, le Conservatoire a des raisons d’être : il est ; il s’agit de savoir s’il doit continuer d’être comme s’il n’était pas, ou s’il est temps de rompre cette tradition qui se forme. Nous avons dit simplement à quel prix elle serait rompue.


LOUIS GANDERAX.