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privé avait d’ailleurs commencé d’agir. Grâce à l’émulation combinée des amateurs et des artistes, plusieurs cercles se fondèrent : la Società del quartetto à Milan, la Società orchestrale à Rome et à Turin, la Società orchestrale popolare. Cette fois encore, Milan donna l’impulsion ; bientôt à son quatuor s’adjoignit l’orchestre de la Scala ; on joua des ouvertures et des symphonies, les classiques, les romantiques, les néo-romantiques. M. Hans de Bulow, toujours sur la brèche, commandait le feu. Toute l’Allemagne y passa : Beethoven et Schumann, et Brahms et Richard Wagner. On entendit ainsi comme chez nous des fragmens des Nibelungen, la Mort de Siegfried, la Chevauchée des walkyries, le prologue de Tristan, et comme chez nous, ces ouvrages furent reçus diversement, acclamés des uns, conspués des autres, ceux-ci criant : Evviva ! ceux-là : Morte alla musica d’avvenire ! Il y a des génies qui ne vont point sans provoquer partout de ces démonstrations excessives. Pour ma part, je ne pense pas que ce soient les bons. Mais celui-là comprendrait bien mal notre temps qui ne s’arrangerait pas de manière à créer autour de sa musique, de ses vers, ou de sa peinture, ce que nous appelons « des questions. » Ce qui restera de Wagner, c’est le côté par lequel il se rattache à Weber ; ce qui l’a rendu fameux dans l’univers, c’est sa théorie. Nul, pas même lui, ne l’a pratiquée ; tout le monde l’ignore ; mais tout le monde la discute, et c’est sur quoi le maître charlatan avait compté, car, aux époques de décadence, les choses n’ont de valeur qu’à la condition de prêter un texte à la dissertation.

Maintenant, dire que la mode et certaines raisons de circonstance n’entrent point pour beaucoup dans ce germanisme où l’Italie se précipite, voilà ce que je n’oserais. On s’enflamme, on se monte la tête pour cet art sévère et compliqué : mais le naturel n’a pas débridé et, dans l’occasion, il revient au galop, comme à Turin, où l’on sifflait l’ouverture de Manfred. Siffler du Schumann, crime de lèse-majesté aux yeux de la nation sœur, qui brutalement se redresse et vous envoie au nez cette apostrophe : Margaritas ante porcos ! N’oublions pas les sociétés chorales, qui semblent se multiplier aussi. Dans cette Italie où le chant individuel a toujours brillé de tant d’éclat, l’orphéonisme était naguère presque inconnu : la encore le théâtre subvenait à tout, avec les partitions de Bellini, de Donizetti et de Verdi, qui foisonnent de chœurs à l’unisson, et quant à la musique d’église, on n’imagine pas ce que c’était : des Agnus Dei sur des duos d’amour, des Dies iræ sur des finales d’opéra, une dramaturgie carnavalesque dont les solistes achevaient le ridicule par leurs roulades et leurs cadences dans les graduels et les offertoires ; l’orgue même emboîtait le pas.