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si l’on possédait certainement l’absolu. L’empiétement de la charité est aussi injuste que l’empiétement de l’égoïsme. Au fond de l’injustice il y a un orgueil intéressé. En ce cas, nous concédons volontiers à M. Secrétan et aux théologiens que l’orgueil intellectuel est le premier des péchés capitaux. C’est ce qui fait que la prétention d’un individu à l’infaillibilité est immorale. Si le péché capital symboliquement attribué à Satan est l’orgueil, qui s’égale à l’absolu en méconnaissant les limites de l’intelligence, on peut dire que, sur terre, tout despote politique ou religieux est la plus fidèle image de Satan.

Par bonheur, si notre intelligence est naturellement portée à un certain orgueil, notre volonté est naturellement portée à l’amour. Au lieu de placer chez l’homme cette sorte de mauvaise volonté radicale, cette liberté viciée dont parle M. Secrétan, il serait plus plausible d’y placer, et aussi dans tous les autres êtres, une bonne volonté radicale. Le mal viendrait alors des nécessités extérieures et non du dedans. L’intérêt égoïste ne serait que le premier degré ou la défaillance d’une volonté qui, de sa nature essentielle, est désintéressée et aimante. « La haine, a dit Fichte, est un amour trahi ; » l’intérêt n’est peut-être qu’un pouvoir de désintéressement qui, par manque de courage, s’affaisse sur soi et se trahit soi-même. L’amour d’autrui doit renfermer plus de vérité que l’égoïsme, car le vrai est l’être en sa plénitude, tendant au bien universel. L’égoïsme proprement dit, en ce qu’il a d’exclusif, est sans doute illusoire : il repose sur l’affirmation dogmatique d’un moi isolé, fermé à autrui, impénétrable et incommunicable, d’une partie qui serait indépendante du tout, d’un individu qui serait le monde et n’aurait avec autrui aucune solidarité. Nous n’irons pas jusqu’à dire avec M. Secrétan, qui, lui aussi, dogmatise, quel le moi est simplement « la borne d’une sensation; » mais il est probable que les sensations élémentaires, venues de nos organes, se fondent en une seule conscience, et que les consciences elles-mêmes ne sont pas aussi impénétrables, aussi fermées qu’il plaît à la philosophie traditionnelle de le prétendre. Que deux ou plusieurs gouttes de rosée sur une même feuille, d’abord séparées, viennent à se toucher par le bord, elles se fondent en une plus grande, mais de même forme et reflétant le même ciel ; ainsi peut-être les pensées et les volontés pourraient se fondre en une seule, reflétant le même idéal : tel est du moins le rêve de l’amour. Mais ce n’est pas sur cette hypothèse métaphysique ou religieuse que reposent la justice et les droits de l’individu, c’est sur le doute même qui est commun à toutes les intelligences, et qui leur pose à toutes une même limite infranchissable,


ALFRED FOUILLEE.