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de justice stricte; mais, à côté de la justice, n’y a-t-il pas en nous la pitié et la sympathie, l’amour, la charité, la bonté? D’un homme qui détruirait aveuglément la vie de la plante ou de la fleur, on dirait avec raison qu’il n’est ni raisonnable, ni bon. Nous sentons un lien profond de nous-mêmes avec tout être vivant, ou, pour parler comme M. Secrétan, une solidarité; mais ce n’est encore ici que celle de la vie, non de la sensibilité, de la pensée, de la volonté réfléchie.

Avec l’animal, la vie individuelle s’accuse; se croire tout permis envers les êtres que nous appelons des brutes, c’est faire preuve soi-même de brutalité. La volonté se fait sentante et sensible dans l’animal ; or, de la volonté notre science ignore le fond, comme elle ignore le fond de la sensibilité même, et de la pensée, et de la vie, et de l’être. Ici donc, la limite qui arrête notre connaissance commence à se poser aussi avec clarté devant notre action. Toutefois, cette limite restant variable et relative, le droit de l’animal est lui-même relatif et subordonné. De plus, nous ne pouvons compter, en général, sur la réciprocité de l’animal à notre égard, par exemple, sur celle du serpent, du lion, du tigre. Il en résulte que, la limite n’étant pas réciproque, nous nous trouvons dans l’état de légitime défense. Enfin, l’impossibilité pour l’homme de subsister en même temps que toutes les espèces animales intéresse son droit de conservation. Il faut ces nécessités naturelles et inévitables, il faut ces raisons de légitime conservation et de légitime défense, pour nous faire franchir la borne devant laquelle nous nous arrêterions si tous les êtres vivans pouvaient subsister à la fois; il faut des raisons de guerre, en un mot, et de « guerre pour la vie. » Encore, tout en franchissant ces frontières, protestons-nous contre la nécessité de la nature ; nous nous indignons contre la loi immorale d’où dérive la lutte. Cette loi, qui fait que la vie de l’un s’emprunte à la vie de l’autre, est la forme inférieure de la solidarité vivante, mal à propos érigée par M. Secrétan en type de justice. Nous concevons, nous rêvons un idéal supérieur, un état de choses où la vie des uns ne serait pas la mort des autres, où le plaisir d’un être ne serait pas la souffrance d’un autre être. Ainsi, à la bonté envers les animaux s’ajoute déjà une certaine régie de justice, mais que le manque de réciprocité rend relative et variable. Où la réciprocité apparaît, comme entre le chien et le maître, la cruauté devient un manque formel de justice, non plus seulement de bonté. Malgré le préjugé des philosophes, l’animal domestique a un droit moral, encore indéterminé en grande partie, mais qui se détermine dès que nous ne pouvons plus invoquer de nécessité supérieure, de droit supérieur pour faire souffrir ou mourir l’animal. La profonde douleur que nous éprouvons à la mort de tout être ami, dit Schopenhauer, naît de ce sentiment que dans tout