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est, ni ce qu’il est ; » nous ne pouvons donc le faire entrer par contrainte comme élément dans la conduite des autres, ni le leur faire aimer ; nous ne pouvons le faire entrer que dans notre propre conduite, à titre de foi personnelle, et en faire l’objet de notre amour. En un mot, c’est le doute par rapport aux choses « transcendantes » et la relativité de la connaissance pour les choses « immanentes, » qui, par opposition au dogmatisme théologique, fonde la liberté de conscience, le droit individuel et la vraie solidarité morale entre les hommes : quant à la fraternité, elle est l’extension et l’achèvement de la justice même.

Ce principe de la relativité des connaissances, qui semblait devoir engendrer un pur scepticisme moral en même temps que le scepticisme métaphysique, doit être, au contraire, regardé comme l’intérêt vital de la moralité autant que de la science. Il fonde et limite notre liberté d’agir, comme notre liberté de penser. Un tel principe ne peut inspirer d’inquiétude qu’aux esprits pusillanimes. Un voyageur raconte qu’un paysan naît, voyant un arc-en-ciel sur ses arbres à fruits, s’imaginait que cette lumière y allait mettre le feu ; il en est de même de certaines doctrines dans l’ordre scientifique et philosophique : on s’imagine à tort qu’elles vont incendier et détruire tous les fruits dont se nourrit l’humanité.

Aussi croyons-nous utile d’insister ici sur les conclusions morales et juridiques qui résultent de ce principe directeur de la science moderne : relativité de la science. La conséquence immédiate, c’est l’existence certaine de l’inconnu et l’existence possible de l’inconnaissable, admis par M. Spencer comme par Platon et Kant, mais sous une forme contestable. A première vue, cette conséquence semble bien éloignée de l’idée du droit individuel; qu’on y réfléchisse davantage, on reconnaîtra la fécondité morale ou juridique d’une vérité qui paraissait toute négative. Mais d’abord quel est le vrai sens de l’inconnaissable, qu’il vaudrait mieux appeler l’irréductible? est-ce là une pure chimère et tout peut-il être objet de science positive? — Selon nous, la connaissance positive a au moins deux limites qui lui sont intérieures : d’une part, l’idée de la matière, du mouvement, de la force et de la vie; d’autre part, l’idée de la pensée et de la conscience. Au point de vue même du positivisme le plus radical, la pensée peut ne pas être de nature à pénétrer le fond de tout; le cerveau peut ne pas être capable d’exprimer le dernier mot des choses, s’il y a un dernier mot, encore moins la totalité de leur discours éternel, si ce discours est sans mot premier ou dernier. Le cerveau peut ne pas être apte à saisir le sens intime de l’être ou du phénomène, la réalité objective. Un vrai positiviste, comme un vrai criticiste et un vrai sceptique, doit donc garder au fond de sa pensée un que sais-je? Il doit dire tout