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telle qu’il la propose, aboutir logiquement ou bien à l’omnipotence de l’état, ou bien à une notion insuffisante de sa puissance et de sa compétence. Veut-on identifier l’état avec l’association d’amour mystique, c’est-à-dire avec l’église, on aboutit à l’absolutisme théocratique. C’est, nous l’avons vu, l’opinion la plus conséquente pour quiconque se croit en communion avec la vérité absolue : la subordination de l’état à l’église en est la conclusion naturelle. — Telle n’est pas, on le pense bien, l’opinion de M. Secrétan. Ce dernier, au contraire, sépare entièrement l’état et l’église. Avec Kant, il fait de la contrainte le domaine propre de l’état. « La liberté des individus, dit-il, n’est point dans son abstraction le bien positif, mais, comme elle en forme une condition indispensable, comme elle ne saurait d’ailleurs se déployer au dehors dans sa plénitude, et que celle de chacun peut être détruite ou gênée par l’emploi de celle d’un autre, le bien positif exige (comme condition) une organisation collective destinée à garantir par la contrainte la liberté des individus, en la réduisant à la mesure compatible avec la même liberté chez les autres. Telle est la justice, principe de l’état, sa raison d’être, et par conséquent la borne légitime de sa compétence. » M. Secrétan ajoute, on s’en souvient, que : « le bien positif ne pouvant se réaliser que dans l’église, » et, d’autre part, l’humanité ne pouvant renoncer à réaliser son bien positif, « la liberté politique ne saurait s’établir que chez un peuple religieux. » — Ici encore, en reconnaissant le libéralisme de M. Secrétan, nous ne pouvons voir dans ce qui précède une expression exacte des rapports de l’état avec l’association libre. En premier lieu, il n’est pas exact que l’état ne puisse réaliser la liberté et la justice politique en dehors de l’église ; nous venons de voir, au contraire, que toute église qui déduirait rigoureusement les conséquences pratiques des dogmes admis par M. Secrétan subordonnerait la liberté politique, et même la liberté civile, à l’intérêt souverain de la vie éternelle. Nous dirons donc, à l’opposé de Tocqueville : — La liberté civile et politique n’existe dans un état qu’en raison inverse de son dogmatisme théologique. En d’autres termes, toutes choses égales d’ailleurs, un état est d’autant plus libéral qu’il est plus indépendant de toute église. Inutile d’ajouter que l’indépendance n’est pas l’hostilité.

En second lieu, nous ne pouvons admettre avec M. Secrétan que la réalisation du bien positif soit l’apanage exclusif des églises et que l’état doive toujours se borner à la réalisation du bien négatif, de la justice inférieure précédemment décrite comme simple espèce de la justice générale. D’abord, M. Secrétan oublie qu’en dehors des églises et de l’état il peut exister des associations volontaires. Leur donner le nom d’églises, c’est supposer ce qui est en question, à