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d’intelligence et d’amour. Bien plus, ils impliquent l’intelligence; car on ne peut dire : «Je suis ce que je veux, » si on ne sait pas ce qu’on veut être. L’absolu pur supposé par M. Secrétan ne peut donc dire que : « Je suis ce que je suis ou ce que je peux être. » Le seul mot qui convienne pour désigner un tel principe, c’est l’Inconnu ou X. L’appeler esprit est peut-être encore plus hasardeux que de l’appeler matière, car l’esprit suppose plus de déterminations et de facultés définies que la matière la plus pauvre et la plus voisine de la pure possibilité, de l’être pur identique au non-être. Pour atteindre ce principe transcendant, la pensée doit accomplir le prodige décrit par le père Gratry en son style mathématique : s’épanouir comme le calice d’une fleur, d’abord elliptique, qui, en s’ouvrant, devient parabole et envoie un de ses foyers se perdre dans l’infini.

Si nous revenons sur terre, nous voyons se développer une seconde conséquence de la doctrine soutenue par M. Secrétan : de même qu’il ne conçoit l’obligation morale que comme théologique, de même il ne conçoit et ne pouvait concevoir la société morale entre les hommes que comme une église. Seulement, avec cette générosité de sentimens qui le distingue et qui le retient au besoin sur la pente même de la logique, il croit que la notion d’église exclut par définition celle de contrainte. Puisque le bien positif, dit-il, est la bonne volonté, sa réalisation exclut la contrainte, et quiconque poursuit le bien positif doit s’en interdire l’emploi. « Comme les sociétés religieuses les plus considérables prétendent se proposer ce but, nous rattacherons au nom d’église tout effort tenté dans ce sens ; nous dirons donc que l’amour est le principe de l’église et que dès lors toute société qui s’attribue un droit de contrainte n’est plus une église. » — N’y a-t-il pas point ici, d’abord, une confusion involontaire, consistant à appeler église toute société morale et libre, toute

association, toute république ? N’est-ce point abuser du sens étymologique de ce mot église : assemblée, réunion, société? Une union de

philosophes, de libres penseurs, d’athées même, si l’on veut, est encore une société libre et morale sans être une église. « Au vrai, répète M. Secrétan, l’association de franche volonté, qui restera toujours l’idéal suprême, ne saurait être qu’une église véritable, une société religieuse, attendu qu’on ne peut et doit aimer que ce qui est aimable; or, l’humanité (nous l’avons vu plus haut) « n’est aimable qu’en Dieu. » — Que l’amour des hommes suppose l’amour de l’humanité idéale, concédons-le ; que l’humanité idéale, si elle était réalisée, fût le seul état de chose vraiment divin, le seul ciel, concédons-le encore ; mais que l’humanité idéale soit déjà actuellement réalisée dans un monde surnaturel, que le suprême