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de l’humanité, qui serait blâmable pour un jury, ne peut-elle redevenir juste au point de vue théologique? De même que, selon M. Secrétan, l’homme n’est aimable qu’en son « idée » et en Dieu, de même il n’est vraiment respectable qu’en sa liberté finale en tant qu’il veut le bien suprême.

De cette doctrine dériveront, relativement à la conception de la morale et de la société morale entre les hommes, des conséquences importantes. D’abord, M. Secrétan ne conçoit la société morale que sous la forme théologique et religieuse. « L’obéissance à Dieu, dit-il, est l’idée même de la morale; toute morale est religieuse; pour nous, c’est un point démontré[1]. » C’est ce qu’admet aussi M. de Pressensé. « Toute obligation, continue M. Secrétan, implique un sujet envers lequel l’agent moral est obligé; ce sujet de l’obligation ne saurait se confondre avec l’agent obligé lui-même, » autrement le devoir serait abandonné au « bon plaisir. » — « Pour être légitimement affranchi du devoir, il suffirait de le mépriser. » — Mais, peut-on répondre, en quoi la question est-elle changée parce qu’on place le bon plaisir dans une volonté supérieure au lieu de le placer chez l’homme? N’est-il pas possible de retourner les paroles précédentes et de dire : « L’agent moral ne peut être obligé que par lui-même : autrement le devoir serait le simple bon plaisir d’une autre volonté; pour en être légitimement affranchi, il suffirait de mépriser cette autre volonté. » Dans le système de M. Secrétan, la volonté divine est d’autant moins morale en elle-même qu’elle est absolument indéterminée et indéterminable. C’est seulement en se fondant sur le « fait » de la création, — fait que personne n’a constaté, œuvre susceptible d’interprétations contraires, — que M. Secrétan croit pouvoir donner à son absolu le nom de Dieu. L’absolu, selon lui, « se fait Dieu » en créant le monde. Dieu est la forme sous laquelle, en fait, s’est révélé l’insondable; c’est le visage qu’il a pris; il a voulu être Dieu quand il aurait pu, à la rigueur, vouloir être Satan : Adorons et obéissons. « L’absolu est la nuée ; Dieu est l’éclair. » — Nous ne savons si cette décision arbitraire de l’absolu serait aussi adorable que le croit M. Secrétan. « Je suis ce que je veux : » ainsi se formule, selon lui, la volonté absolue, et elle ajoute : « Soyez ce que je veux ; » mais, à mon tour, tant qu’elle m’apparaît comme simple puissance absolue, je puis répondre : « Je suis ce que je veux et je ne serai pas ce que vous voulez. » Au reste, à cette hauteur de l’abstraction, les termes psychologiques n’ont plus de sens et constituent de l’anthropomorphisme; les mots de volonté et de liberté n’ont pas le privilège d’être moins anthropomorphiques que ceux

  1. Discours laïques, p. 380.