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par là je vous rends libre. Vous étiez incliné au mal par la « solidarité » nécessaire d’un premier mal, je vous incline en sens contraire par la menace et par la « solidarité » de la contrainte. Je me fais ainsi le coopérateur de ce que M. Secrétan appelle l’amour suprême. La solidarité du mal, en effet, ne peut être compensée, selon lui, que par la « grâce ; » si l’amour divin ne vient pas à notre secours, le mal l’emportera. Or l’amour divin n’agit pas toujours, ou ne réussit pas toujours. Les tentations extérieures sont trop fortes. En affaiblissant ces tentations, j’assure le triomphe du bien. Tolérer le mal, la contagion du mal, l’éternité du mal, serait-ce, dans le système de M. Secrétan, une véritable charité? — « L’église, dit M. Secrétan, aime ses membres; » elle est leur « tout ; » — mais qui aime bien châtie bien : le tout doit donc au besoin châtier et contraindre la partie. Ainsi, d’après les principes mêmes de M. Secrétan, le libre arbitre individuel, respectable quand il ne gêne pas, doit cesser de devenir respectable quand il gêne. On ne peut, disait saint Augustin, compromettre tout le troupeau pour respecter la liberté de quelques brebis égarées; on ne peut laisser une âme se perdre, sous prétexte de respecter sa liberté d’option, pas plus qu’on ne laisse un homme se tuer dans un moment de folie ou de désespoir.

C’est donc, en réalité, la liberté finale, — sagesse pour les stoïques et pour les chrétiens sainteté, — que la charité théologique doit vouloir : toute autre liberté doit être favorisée ou entravée selon qu’elle aide ou nuit à la liberté finale, au « salut final, « qui, nous dit M. Secrétan, « est seul un but pour lui-même. » Quand on peut obtenir le plus grand salut possible avec le plus de libre arbitre possible, il faut sauvegarder le libre arbitre; mais là où le libre arbitre devient réellement dangereux, ce serait une injustice envers tous de le respecter chez l’individu qui en fait un mauvais usage. Il y a en effet, selon M. Secrétan, deux justices : l’une supérieure et générale, qui considère le rapport de l’individu à l’humanité entière, où il a sa substance ; l’autre inférieure et particulière, qui considère les rapports d’un individu avec un autre individu ; la seconde est la justice vulgaire des tribunaux et des « jurys, » qui n’est « qu’une espèce » d’une justice plus générale; aussi ce qui est injuste au point de vue de cette « espèce, » par exemple, la solidarité du mal et la réversibilité de la peine, peut-il redevenir juste au point de vue de la justice générale. Certaines langues de l’Afrique ont un oui pour les hommes et un autre pour les femmes: ainsi, dans cette doctrine, la justice semble avoir un oui pour les théologiens et un autre pour les simples jurés. Dès lors, la solidarité de la contrainte imposée aux individus en vue du bien