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conviennent à une bonté infinie? — Oui, répond M. Secrétan, « la justice du Créateur est pleinement manifestée par son ouvrage, pour qui comprend à quel sujet, à quel être une telle justice peut s’appliquer. » Ce sujet auquel s’applique la justice divine ne peut être l’individu, ajoute M. Secrétan, parce que l’individu n’est pas « un but pour lui-même. » Le seul être compris dans le champ de l’expérience qui soit un but en lui-même et conséquemment pour Dieu, c’est l’humanité. «Eh bien ! la condition de l’humanité est parfaitement conforme à la justice, attendu qu’elle est son propre ouvrage. La notion de justice s’obscurcit, en revanche, et s’évanouit à nos regards lorsqu’on essaie de l’appliquer aux destinées individuelles; mais, dans l’ordre général du monde, l’individu n’est pas un but. Il a droit à la justice de ses semblables, mais il n’a pas de compte à demander à Dieu. Dieu ne compte pas avec l’individu[1]. » Voilà donc l’individu sacrifié, bien qu’il fût tout à l’heure représenté comme partie libre d’un tout solidaire. Cette justice divine que M. Secrétan élève au-dessus de la nôtre ressemble trop à celle de la nature brutale, qui, elle aussi, ne paraît pas se préoccuper des individus et les écrase sans pitié. Il est vrai qu’au fond, elle ne se préoccupe pas davantage des espèces, qui ne sont pour elle que des séries d’individus à forme analogue, destinées à disparaître devant des formes supérieures. En lisant dans M. Secrétan cette divinisation de la nature sous le nom de liberté absolue, on se rappelle involontairement le mot de Pascal : « Sa justice se moque de notre justice. » Ajoutons que sa bonté se moque de notre bonté et sa morale de notre morale ; mais alors comment asseoir sur ce fondement notre moralité même?

En somme, la tactique générale de l’éminent théologien consiste à invoquer successivement, pour les besoins de sa cause, deux principes inconciliables et dont l’emploi forme un cercle vicieux : tantôt il accuse la nécessité de la nature et la loi de la solidarité pour expliquer les défaillances de la liberté humaine, qui cesse d’être responsable; tantôt il accuse la liberté humaine pour expliquer la nécessité et la solidarité. Le mal métaphysique et naturel s’explique ainsi par le mal moral, et le mal moral, à son tour, ne peut s’expliquer que par le mal naturel.

Au moins les religions présentent-elles leurs doctrines comme d’insondables mystères; les théologiens philosophes, surtout en Allemagne, en Angleterre, en Suisse, essaient aujourd’hui de nous persuader que la raison elle-même aboutit à ces mystères et en renferme la justification. Ils altèrent les vérités scientifiques pour les

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