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son tour qu’un fragment de la nature, pour la biologie moderne comme pour le réalisme du moyen âge. La solidarité existe entre l’animalité et la terre, entre la terre et les étoiles. S’il y a des habitans dans les planètes, tout porte à croire qu’ils se trouvent en présence des mêmes métaux et métalloïdes que nous, des mêmes nécessités matérielles, de la même lutte pour la vie. Le mal doit exister jusque dans Arcturus ou Aldébaran. Il faut donc dire que le monde entier a péché. Enfin, selon M. Secrétan, le monde entier doit avoir sa vraie unité, sa vraie réalité, sa vraie substance en Dieu : ne faudrait-il donc pas dire, avec Schopenhauer, que c’est la volonté universelle et absolue qui a commis la folie de « vouloir vivre, » de vouloir se développer dans le monde, et que la seule rédemption possible est l’anéantissement du monde même?

Au lieu de cette volonté unique qui se diviserait contre elle-même, admettons-nous deux volontés, l’une créatrice, l’autre créée? le problème, qu’on avait tâché de nous faire perdre de vue en le faisant reculer le long d’une perspective indéfinie, va reparaître amplifié lui-même indéfiniment, poussé à l’extrême et embrassant l’immensité : — Pourquoi la volonté de la création, du Tout-un, n’a-t-elle pas répondu immédiatement à l’amour du créateur par un amour semblable au sien? — « Ignorance, » répond M. Secrétan; voilà ce qui a rendu le mal possible. « Rien de plus naturel que de supposer qu’un esprit créé, c’est-à-dire posé comme un germe et appelé à se réaliser, à se constituer lui-même, à se donner sa propre nature, ait pu, dans l’aveuglement de son ignorance, s’égarer dès les premiers pas, que les enfans aient marché dans la direction où s’étaient engagés les pères. » — Ainsi, nous portons tous la peine de ce qu’un aveugle n’a pas su du premier coup trouver le droit chemin ou s’ouvrir lui-même les yeux. Mais l’ignorance et l’aveuglement qui ont causé le mal dans l’univers étaient déjà par eux-mêmes, sinon un mal, tout au moins la condition du mal, une nécessité subie par la volonté de la créature, et sans laquelle elle n’eût point eu la tentation de goûter aux fruits de l’arbre de la science ; or M. Secrétan nous a dit : « Rien n’est s’il n’est voulu ; le mal qui n’est pas voulu n’existe pas. » Qui donc, demanderons-nous, a voulu ce mal de l’ignorance? — Ce ne peut être que Dieu, dans l’hypothèse de M. Secrétan. Dès lors, qui est vraiment responsable? — De même, si on suppose que la chute de la volonté créée a pour cause la nécessité d’un effort pénible, par conséquent, la nécessité d’une souffrance, qui donc a créé le mal de la souffrance ou de l’effort? M. Secrétan, après avoir dit que tout mal naturel résulte de la volonté, que l’ignorance et la souffrance doivent conséquemment résulter de notre volonté, est forcé de reconnaître qu’ils résultent de la volonté