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I.

M. Secrétan sent la nécessité de concilier la morale avec l’expérience et la science : il croit trouver le fondement du devoir dans ce qu’il appelle un double fait « expérimental. » Nous sommes libres et en même temps nous faisons partie d’un tout. « Liberté, solidarité, c’est à ces deux termes, contradictoires en apparence, que nous réduisons l’ensemble des notions de fait nécessaires pour donner un objet au devoir. » En conséquence, la formule finale du devoir est la suivante : « Agis comme partie libre d’un tout solidaire. » M. Secrétan croit ainsi opérer la conciliation scientifique de l’intérêt bien entendu avec la charité et la justice. Quelle que soit la valeur intrinsèque de cette belle formule, il s’agit de savoir si on en donne une démonstration suffisante.

En ce qui concerne la dernière partie de la formule, solidarité, on n’a pas de peine à la confirmer par l’expérience. M. Renouvier, M. Marion, M. Secrétan montrent excellemment que nous sommes solidaires des autres hommes, solidaires de nous-mêmes, solidaires du monde entier. « Le caractère le plus général de la somme des phénomènes nous paraît consister dans leur enchaînement. Le monde forme un tout... Je ne subsiste que par le tout. Je suis déterminé par le tout dans l’exercice même de la liberté que je m’attribue[1]. » Les hommes sont bien plus étroitement unis que ne le sont « les feuilles d’un arbre. » L’individu humain n’est qu’un fragment détaché de l’organisme du père et de la mère ; son caractère n’est qu’un résultat de l’hérédité; ses sentimens et ses idées lui viennent du milieu social; en dehors de ce milieu, il ne peut même pas devenir un être moral. Comme l’avait déjà dit Jean Muiron dans ses Transactions sociales, si un son isolé est sans valeur harmonique, l’homme individuel, également sans valeur hors de la société, n’est même pas l’égal de la brute. Ce que vaut l’individu est en raison des combinaisons qu’il forme avec d’autres individus, de même qu’en musique la valeur d’un son musical est en raison de sa combinaison avec d’autres sons. L’homme vivant aujourd’hui porte le poids de toute l’histoire et pèse sur tout l’avenir. De cette solidarité M. Secrétan croit même pouvoir conclure l’unité substantielle de l’individu et de l’espèce, bien plus, de l’individu et du monde, en un mot a l’unité de l’être. » — «Les responsabilités, qui semblent individuelles, sont toujours et nécessairement collectives, et l’unité substantielle du genre humain se déclare dans sa vie morale

  1. M. Secrétan, Revue philosophique, 1882, II, pages 277, 291 et 377.