Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 58.djvu/797

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

conducteur de baudets; mais comme il s’est produit à la fois et à la même heure sur trois ou quatre points de la ville, cette version officielle ne supporte même pas l’examen. Le fait est qu’il était annoncé depuis quelques jours, que plusieurs personnes en avaient été prévenues et qu’un certain nombre d’Arabes avaient engagé leurs amis européens à prendre des précautions pour y échapper. L’opinion publique à Alexandrie était profondément surexcitée. Soliman-Samy ne cessait d’exhaler ses fureurs en plein jour; chaque soir, Neddim exhortait ses auditeurs à la haine du khédive, des Européens et des chrétiens; son journal prêchait l’assassinat et l’incendie. C’est en vain que le gouverneur de la ville, Omar-Loutfi-Pacha, tâchait d’arrêter cet apostolat criminel. Il trouvait une résistance absolue auprès du préfet de police, Saïd-Kandil, ami intime d’Arabi. Saïd-Kandil était l’homme d’affaires du dictateur égyptien, qui le traitait dans des lettres dont on a retrouvé l’original avec une tendresse tout orientale. Le 11 février 1882, il lui écrivait : « mon bien-aimé et très cher frère! si je voulais exprimer la joie et le plaisir que me causent vos lettres, j’écrirais longuement sans pouvoir jamais parvenir à exprimer mes sentimens... Ce qui me remplit d’admiration et d’extase, c’est surtout le zèle ardent que vous avez implanté dans le cœur de la population d’Alexandrie. » Ce zèle allait éclater d’une manière sinistre. Quelques jours avant le 11 juin, Saïd-Kandil était allé au Caire, où il avait eu une longue entrevue avec Arabi. A son retour, il était sombre, préoccupé. Au moment du massacre, il feignit d’être malade pour laisser une entière liberté aux soldats de la police et pour dégager sa responsabilité.

Je ne m’attarderai pas aux scènes sanglantes dont personne encore n’a perdu le souvenir. Ce qui a caractérisé les tristes événemens d’Alexandrie, c’est le mélange d’atrocité et de lâcheté avec lesquelles ils se sont produits. La populace avait été munie d’avance de nabouts, gros bâtons de palmiers qui se terminent en forme de massue, et qui sont presque aussi durs qu’une barre de fer. C’est avec ces armes qu’elle s’est ruée à un signal donné sur de malheureux passans, hommes, femmes, enfans. Mais jamais elle n’a attaqué ceux qui se trouvaient en groupe. Il suffisait que quatre ou cinq personnes fussent réunies pour que les assassins prissent la fuite. En revanche, les individus isolés tombaient sous des milliers de coups. Les soldats de la police, les moustafazzins, semblaient conduire l’opération. Chaque fois qu’un malheureux se réfugiait dans un corps-de-garde, il était immédiatement égorgé. Les moustafazzins arrêtaient les voitures sous prétexte de préserver les promeneurs, mais, dès qu’ils les en avaient fait descendre, ils appelaient les massacreurs et les leur livraient sans défense. Le