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armée commandée par des chefs qui n’ont jamais vécu de la vie du soldat. De simple inspecteur de culture, Toulba avait donc été promu au grade de colonel, puis, sans transition, à celui de général. L’armée tout entière reçut de l’avancement. Les lieutenans-colonels passèrent colonels, les commandans lieutenans-colonels et ainsi de suite. En quelques jours, huit cents promotions furent faites. Arabi sentait bien tout ce qu’elles avaient d’irrégulier. On s’était révolté, moins d’un an auparavant, sous prétexte de réclamer des règlemens sur les grades, d’exiger qu’on ne pût avancer que d’une manière régulière et, après examens, ces règlemens avaient été rédigés par une grande commission militaire dont Arabi faisait partie, et déjà ils étaient lettre morte, et déjà on les foulait impitoyablement aux pieds! Mais comment agir autrement? Quand on hésitait à donner à un officier le grade qu’il demandait, il avait toujours un argument sans réplique pour faire tomber ces hésitations. « Eh! quoi, vous ne vous souvenez donc pas, disait l’un, que c’est moi qui ai tiré la barbe à M. Wilson lors de l’émeute sous Ismaïl? — Ah! c’est vrai, répondait-on, vous serez colonel. — Et moi donc, disait l’autre, n’ai-je pas abandonné mon poste autour du palais d’Abdin le jour de la révolte de février et livré le khédive sans défense à vos entreprises? — C’est juste; vous serez lieutenant-colonel. — Avez-vous oublié, répliquait un troisième, que j’ai trahi le serment de fidélité que j’avais fait à Osman-Refki et que j’ai laissé entrer vos troupes au ministère de la guerre quand vous avez été délivrés? — Oh! pardon de ce défaut de mémoire, vous serez tout ce que vous voudrez. » Les officiers repus, les soldats élevaient à leur tour des prétentions. Il avait fallu leur faire les plus grandes promesses pour les soulever contre leur souverain. A la vérité, depuis le triomphe de l’armée, leur sort était assez heureux. Ils s’établissaient par groupes autour des ministères pour attendre les solliciteurs. Chaque personne ayant à remettre une pétition s’adressait à eux, leur donnait quelques piastres et les chargeait de la porter dans les bureaux. Ils jouaient en petit le rôle qu’Arabi jouait en grand, imposant leurs volontés, moyennant finances, à toutes les administrations. Ces habitudes d’indiscipline transformaient l’armée en une cohue sans consistance. Arabi le sentait. Toulba en frémissait chaque jour. On songeait sérieusement à renvoyer tous les soldats chez eux pour les remplacer par des recrues plus faciles à conduire. Mais se laisseraient-ils faire? La question était douteuse. Il n’y avait donc plus qu’une ressource : passer de la simple émeute à la révolution ouverte; à défaut de discipline, éveiller le fanatisme dans l’armée, en lui donnant pour mission d’expulser du pays d’abord les Circassiens, les