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n’ayant sous la main aucun élément de résistance, que pouvait faire le khédive? Les consuls anglais et français, appelés par lui, l’engagèrent à se soumettre à la nécessité. Il accepta donc la démission du ministre de la guerre, pardonna aux colonels et les laissa à la tête de leurs régimens. Alors se passa pour la première fois une scène qui devait se renouveler sans cesse jusqu’à la bataille de Tel-el-Kébir. Arabi, Ali-Fhemy et Abdel-Al demandèrent à être introduits auprès du khédive, à le remercier avec effusion de sa clémence ; ils baisèrent ses pieds, lui firent les sermens de fidélité les plus sacrés, s’agenouillèrent devant lui, traînèrent leur front sur le parquet, puis se relevèrent pour aller préparer de nouvelles émeutes.

Ces événemens s’étaient passés avec une telle rapidité et dans un secret si profond, que personne au Caire ne s’en était aperçu. Sauf les passans qui se trouvaient par hasard sur la place d’Abdin, aucun témoin n’avait assisté à ces scènes étranges, qui ne durèrent pas plus de deux heures. J’étais alors au Caire, et je me souviens avec quelle stupéfaction j’appris, dans l’après-midi du 1er février, qu’il y avait eu le matin une insurrection. Les contrôleurs anglo-français n’en étaient pas mieux informés que moi. Sous prétexte qu’il s’agissait d’une question purement intérieure, le ministère avait eu le tort de leur laisser ignorer ce qui se tramait dans l’armée et quelle mesure on avait jugé à propos de prendre pour y parer. Il existe en Europe une légende sur le contrôle. L’opinion universelle est que les contrôleurs sont sans cesse sortis de leur rôle administratif et financier pour imposer une direction impérieuse à la politique égyptienne. Rien n’est plus faux. En réalité, il serait plus juste de leur reprocher d’avoir poussé trop loin les ménagemens envers le gouvernement du khédive et envers les consuls. Ils auraient certainement eu le droit, et peut-être auraient-ils eu le devoir d’arrêter de leurs propres mains l’agitation militaire qui allait peu à peu détruire leur œuvre réformatrice. Mais ils ont cru que, puisque le khédive avait agi sans eux et que les consuls avaient été appelés à donner leur avis, il ne leur appartenait pas d’opposer les conseils de résistance aux conseils de résignation que ces derniers avaient portés au palais d’Abdin. Ils ont laissé aux ministres égyptiens et aux représentans politiques de la France et de l’Angleterre la responsabilité de ce qui venait de se passer sans qu’ils en fussent avertis.

Je ne veux point parler ici de l’action consulaire et des conséquences qu’elle a produites en Égypte ; ce serait pourtant manquer à la vérité que de ne pas signaler en deux mots une des causes qui ont puissamment contribué à exciter l’audace insurrectionnelle des colonels. Tant que la France et l’Angleterre paraissaient sincèrement et profondément unies en Égypte, personne