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Qu’est-ce que cet incident de Tamatave? Il n’a par lui-même évidemment que peu d’importance. Il n’a paru avoir pour un jour une gravité particulière que parce qu’il s’est produit dans un moment où l’Angleterre est disposée à se défier et à s’irriter de tout, où l’opinion livrée à une surexcitation factice suit avec une jalouse inquiétude toutes ces entreprises françaises représentées comme le développement méthodique d’une nouvelle politique coloniale. La vérité est que les Anglais, pour un peuple si viril, si puissant, ont d’étranges colères et d’assez ridicules ombrages. Ils sont depuis quelque temps dans une phase de violence et d’aigreur contre la France, et ils ne laissent échapper aucune occasion d’exposer leur mauvaise humeur, tantôt à propos du Tonkin et de Madagascar, tantôt à propos de l’isthme de Suez. Tout est bon aux meneurs de cette singulière et imprévoyante campagne, l’affaire de Madagascar en est la preuve significative. Un jour, on reçoit à Londres une dépêche incohérente et équivoque, racontant avec une exagération évidente la prise de Tamatave, les brutalités de l’amiral Pierre, la mort du consul Pakenham, l’expulsion du secrétaire du consulat et d’un missionnaire. Aussitôt, sans se demander si la dépêche a une autorité suffisante, les journaux prennent feu contre l’attentat français; ils réclament une réparation exemplaire, et le chef du cabinet lui-même, M. Gladstone, se laisse aller à grossir la voix dans la chambre des communes. Le cabinet de Londres se hâte de demander des explications à Paris. Le gouvernement français ne pouvait évidemment répondre qu’une chose, c’est qu’il ne savait rien, que tout ce qu’on disait était bien peu d’accord avec les instructions aussi bien qu’avec le caractère de l’amiral Pierre, et il s’offrait d’ailleurs à provoquer immédiatement des explications de l’amiral. C’était pourtant bien simple de commencer par là à Londres comme à Paris, d’attendre des informations plus exactes et plus dignes de foi, au lieu d’exposer du premier coup les rapports des deux pays par des polémiques passionnées et des déclarations presque menaçantes. Maintenant il ne s’agit plus déjà de l’incident de Tamatave, qui a quelque peu disparu depuis quelques jours, dont on ne parlera plus bientôt; mais l’isthme de Suez reste toujours le grand objectif, le thème de toutes les polémiques. Oh! sur ce point la campagne est vigoureusement menée. Les passions anglaises n’entendent pas raillerie; elles ne pardonnent même pas à ceux qui veulent respecter le bien d’autrui en Égypte.

Étrange revirement des choses ! lorsque le canal de Suez a été commencé par notre intrépide compatriote, M. de Lesseps, il n’est pas de difficulté que les Anglais ne lui aient suscitée à Constantinople comme à Londres. Aujourd’hui, ils ne peuvent arriver à comprendre que ce qui s’est fait sans eux, malgré eux, n’ait pas été fait pour eux et ne soit pas leur propriété. Que les Anglais, qui ont les Indes, qui règnent