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aujourd’hui on aurait beau se faire illusion, on aurait beau se défendre de tout sentiment d’opposition, les difficultés sont partout. Elles naissent justement de la fausse direction imprimée aux affaires publiques par des pouvoirs, par des ministères forcés de compter à chaque instant avec les partis extrêmes. On ne sort pas de là, si bien que, même lorsque le gouvernement, pressé par les circonstances et la nécessité, se décide à faire un effort sérieux pour raffermir les finances par ses conventions avec les compagnies de chemins de fer, il se croit en même temps obligé de rassurer les passions radicales, de leur donner d’autres satisfactions. C’est là, en définitive, la moralité de cette double discussion qui a rempli, qui a surchargé les derniers jours d’une session jusqu’ici assez stérile. D’un côté, le gouvernement soutient un combat énergique pour ses conventions, pour la seule mesure pratique qu’il ait proposée depuis longtemps; d’un autre côté, il poursuit jusqu’au bout une œuvre de vengeance et de représaille révolutionnaire contre la magistrature : de sorte que la victoire utile qu’il peut se promettre dans la chambre des députés est, pour ainsi dire, neutralisée par la défaite d’une institution respectée, d’un principe tutélaire, dans le sénat.

Désormais, en effet, la question est tranchée; l’inviolabilité judiciaire est livrée au Luxembourg comme au Palais-Bourbon, Ce que la chambre des députés a exigé, décidé, ce que le ministère a accepté, — la suspension temporaire d« l’inamovibilité, — le sénat l’a voté il y a trois jours. C’est fait! La lutte, il est vrai, a été vive, sérieuse, et l’indépendance de la magistrature a trouvé de vigoureux défenseurs. Si elle avait peut-être sauvée, elle l’aurait été, à coup sûr, par l’éloquence de M. Jules Simon, qui a montré avec autant de force que d’éclat tout ce qu’il y avait de malfaisant, de dangereux dans cette sorte d’attentat légal contre la justice; elle aurait été préservée par le discours rapide et nerveux de M. Buffet, qui a résumé en traits saisissans les caractères de cette violente mesure; elle aurait été garantie par M. Allou, par M. Grandperret, par M. Bardoux, par M. Batbie. Disons mieux : l’inviolabilité judiciaire eût été infailliblement sauvée, même à une grande majorité, si le sénat eût mis ses sentimens intimes dans le scrutin. Elle a succombé, parce que le gouvernement l’a voulu, parce que le ministère a demandé plus ou moins au sénat de payer par une concession la victoire dont il avait besoin dans la chambre des députés; mais le vote arraché à la faiblesse d’une assemblée irrésolue, craintive, ne change pas le caractère d’une loi que les juges les plus indulgens ont appelée une loi d’expédient, qui reste dans tous les cas une loi d’épuration et d’exclusion.

Sans doute, ce qui était vrai hier l’est encore aujourd’hui. Si l’on avait voulu se donner ce soin, si on s’était préoccupé avant tout de l’intérêt public, une réforme du système judiciaire pouvait être entreprise avec profit pour le pays, pour l’administration de la justice elle-même.