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plus de grandeur, plus de noblesse aussi, dans Britannicus que dans Jules César.

Si maintenant les drames historiques proprement dits, depuis Richard II jusqu’à Henry VIII, sont si profondément anglais, et, en dépit des injustices ou des anachronismes, si profondément, si réellement historiques, cela tient à ce que Shakspeare est Anglais, et que l’Anglais, comme le fait justement observer M. Filon, ne change guère d’un siècle à l’autre. « Les hommes qui ont tenu tête à Philippe II ressemblent trait pour trait à ceux qui ont conquis deux fois la France avec Édouard III et Henri V. » Or, comme il a toutes les superstitions, toutes les crédulités, toutes les ignorances de son temps, Shakspeare en a toutes les passions patriotiques, tous les préjugés nationaux, et tout l’orgueil de race. De telle sorte que ce que l’on croit admirer dans ses drames historiques sous le faux nom de couleur locale, c’est ce qui persiste encore, dans l’Anglais lui-même du XIXe siècle, de cet orgueil, de ces préjugés, et de ces passions. Je ne me rappelle pas avoir vu nulle part cette ingénieuse observation mieux déduite que dans le livre de M. Filon. Quant à la vraie valeur des drames nationaux de Shakspeare, elle est ailleurs. Elle est dans cette puissance d’évocation qui, des pages verbeuses et refroidies du chroniqueur, fait surgir l’être et la vie, tirant d’un surnom tout un caractère, et, de moins que cela, d’une épithète, cette sorte de « guerrier fantôme du champ de bataille de Shrewsbury, Douglas le Noir, devant lequel on tremble comme devant une mystérieuse et puissante incarnation de la fatalité. » Elle est encore dans cette force de l’imagination qui crée, pour ainsi dire, et fait comme entrer dans l’histoire les personnages nécessaires dont elle avait négligé de retenir les noms, ou que même la réalité avait oublié d’y faire figurer. Elle est enfin, quand on a tout dit, dans la vérité des peintures et dans la profondeur de la psychologie, ou, si l’on aime mieux, — car il en faut toujours venir là, — dans ce que ces drames historiques, Henri V ou Richard III, contiennent d’éternellement et d’universellement humain.

Enfin, dans un monde supérieur, où la liberté du génie n’est plus, comme quelquefois encore ici, bridée par les exigences de l’histoire, ce sont ces mêmes beautés, éternelles, universelles, de tous les temps et de tous les lieux, qui placent au-dessus de tout, dans l’œuvre de Shakspeare, Roméo et Juliette, Macbeth, le Roi Lear, Othello et Hamlet. Après tant d’analyses, et tant de commentaires, et tant de jugemens, l’analyse de M. Filon est encore à lire. Ai-je besoin d’ajouter que toutes chicanes ici s’évanouissent, et qu’il ne reste plus à M. Filon, comme à tout le monde, en abordant ces drames célèbres, qu’à diversifier les formules de l’unanime admiration? En plus d’un endroit il y a réussi. Il a aussi bien expliqué là-dessus, et quoique la concentration de l’action, dans Othello et Roméo, soit plus forte qu’elle n’est ordinairement dans le drame de Shakspeare, par où ce drame diffère essentiellement.