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sans prendre aucune précaution et dans une synagogue éclairée par une grande fenêtre à hauteur d’appui qui permet de voir tout ce qui s’y passe, sans qu’il soit besoin de regarder par la serrure. En vain les médecins ont-ils déclaré que, si les choses s’étaient passées comme le dit Moritz, le sang de la victime aurait jailli avec force et éclaboussé le parvis du temple comme les vêtemens des bourreaux qui n’offraient pas une trace de sang. En vain a-t-il été prouvé que les pains de la pâque étaient déjà pétris, cuits, distribués, et que le meurtre d’Esther n’eût servi de rien. En vain les personnes dénoncées pour y avoir pris part ont-elles démontré victorieusement leur alibi à l’aide d’irrécusables témoignages. En vain d’autres témoins qui ne sont pas juifs, ont-ils rencontré Esther vivante une heure après que les juifs l’avaient égorgée. En vain les invraisemblances s’ajoutent aux invraisemblances. Dans l’impétuosité de sa prévention, le juge Bary n’a pas eu un doute, il croit à l’histoire de Moritz comme à l’évangile. « Mettez d’un côté, a-t-on dit, une chose absurde et impossible et de l’autre cent témoins et cent raisonneurs, l’impossibilité doit démentir les témoignages et les raisonnemens. » Dans l’affaire de Tisza-Eszlar, il y a une chose absurde et impossible, affirmée par un enfant qui a été livré en proie toute une nuit à deux inquisiteurs et dont la déposition est infirmée par cent présomptions et par cent témoignages. Mais M. Bary hait les juifs, et pour les convaincre d’un crime, tous les moyens lui sont bons. Dieu nous garde d’avoir rien à démêler avec ce terrible homme ! Ses deux acolytes aidant, le plus honnête d’entre nous pourrait être convaincu par lui, comme le disait cet Anglais, « d’avoir mangé son père et sa mère tout entiers à son déjeuner en un demi-quart d’heure. »

Mais que de précautions n’a-t-il pas fallu prendre pour prévenir les repentirs de Moritz, pour l’empêcher de se rétracter! On y a pourvu; contrairement à toutes les lois hongroises, on l’a mis sous surveillance administrative. Après être resté trois mois en prison, il en a passé huit dans la maison du comitat, confié à un gardien qui a l’ordre de ne jamais le quitter, de veiller à ce qu’il ne parle à personne, à ce que personne ne lui parle. Ce témoin séquestré ne voit que des pandours et des heiduques, et pour compléter ce bel ouvrage, un prêtre s’est chargé de le convertir, de lui faire renier le judaïsme, de lui apprendre à mépriser son père. Peut-être lui a-t-il enseigné aussi qu’un bon chrétien ne compromet pas le salut de son âme en portant un faux témoignage contre Israël. Tel on l’a vu apparaître devant le tribunal de Nyiregyhaza, où sa figure, son attitude, ont produit sur l’assistance une ineffaçable impression, à la fois plein d’assurance dans son langage, débitant sa petite histoire comme un enfant récite sa leçon, répétant sans se lasser les mêmes choses dans les mêmes termes, et cependant embarrassé de ses bras, de ses jambes, surtout de ses yeux; agité de