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les conseils et les remontrances, l’aide à accomplir sa tâche parfois difficile. Dans les établissemens de redressement moral, alors que l’on s’évertue à transmettre à l’enfant des principes de probité, l’ennemi du maître, son adversaire le plus redoutable, c’est la famille qui le plus souvent est sans foi ni loi, ne croit ni à Dieu, ni à la justice, ne redoute que le gendarme et sait l’éviter. Il suffit qu’un enfant sorte une fois pour que le travail de la moralisation entreprise, le bénéfice de résistance déjà acquis, s’écroule ou s’envole devant les exemples qu’il a sous les yeux. L’enfant arrive à la maison paternelle : « Ah ! puisque voilà le petit, — on dit le gosse ou le même, — nous allons « gouaper » un peu, et on « gouape ; » on va au cabaret, dans les plus infimes ; on y rencontre « les amis ; » quels amis ! On y retrouve même « les amies ; » ce qui est pire ; on boit, on force l’enfant à boire ; on trouve amusant de développer chez lui des précocités ordurières; le père s’enorgueillit et dit : « Ce sera un gaillard ! » L’enfant est ivre, on le ramène à l’orphelinat, et si l’on adresse une observation au père, celui-ci répond : « De quoi se plaint-on? N’avait-il pas congé? Fallait-il pas rigoler un peu? » Essayer de faire comprendre à ces gens-là l’espèce de crime qu’ils commettent, c’est peine perdue ; aussi on y a renoncé depuis longtemps, et l’on se contente, autant que possible, de parquer l’enfant loin de sa famille, c’est-à-dire loin du foyer d’infection où il désagrège ses bons instincts et développe ses mauvais penchans. J’ai vu récemment la concierge de l’orphelinat refuser l’entrée à une mère ivre, qui demandait à voir son fils.

Comprend-on maintenant la bataille que l’abbé Roussel est obligé de soutenir contre les habitudes viciées, sinon vicieuses, du petit vagabond qu’il recueille, contre les parens qui détruisent, sans paraître s’en rendre compte, les bons résultats que la discipline et la vie régulière ont obtenus? Entre l’enfant qui ne « sort » jamais ou qui ne sort que chez ses bienfaiteurs, et l’enfant qui, de temps à autre, va passer une journée dans sa famille, la différence est éclatante. On peut parier presque à coup sûr que l’un sera un ouvrier probe et que l’autre s’en ira tôt ou tard fabriquer des chaussons de lisière à Poissy ou ailleurs. L’amour paternel est heureusement sans exigence chez les natures de cette sorte, et l’auteur de l’enquête que j’ai déjà citée, parlant de l’œuvre de l’abbé Roussel, a pu noter que les rapports avec les parens sont « très rares[1]. » Il y a là une question délicate hérissée de difficultés, car elle touche à ce qu’il y a de plus sacré dans la société moderne, aux droits du père de famille.

  1. Enquête, etc., loc. cit., p. 648.