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jours, mais, surpris de manger régulièrement et de dormir sans crainte d’être réveillé par un sergent de ville. Jamais un enfant, si jeune qu’il soit, qui a subi un jugement et a été frappé d’une condamnation, n’est adressé à l’abbé Roussel, car on sait qu’il refusera de le recevoir. Sous ce rapport, il est inflexible ; il accueille avec empressement le vagabond, le vaurien, l’égaré ; il rejette le voleur, et fait bien. Ce médecin soigne les maladies sporadiques et ne peut les guérir qu’à la condition d’éloigner les maladies contagieuses.

Des parens plus avisés que bien d’autres, ne sachant plus comment se rendre maîtres de leurs enfans « obstinés, » coureurs et brutaux, les amènent à l’abbé Roussel, qui les reçoit gratuitement lorsque la pauvreté est manifeste et qui, dans le cas contraire, exige une rétribution variant entre 10 et 30 francs par mois, rétribution singulièrement aléatoire et qu’il n’est pas rare de voir promptement cesser. Ces enfans-là sont les plus durs à manier et deviennent parfois redoutables. L’existence disciplinée leur pèse, ils regrettent la maison maternelle et cette liberté qu’ils savaient y conquérir pour en faire de la licence et du dévergondage. Quand leurs parens viennent les voir, ils pleurent, ils trépignent, ils veulent quitter l’école, qui les « embête. » L’un d’eux disait à sa mère : « Vieille vache ! je te crèverai si tu ne me fais sortir de la boîte ! » La mère pleurait : « Ah ! monsieur l’abbé, ne le renvoyez pas, il est capable de m’assassiner. » L’abbé Roussel ne renvoie jamais ses élèves, et quand il les reconnaît atteints de bestialité, il redouble de soins, parvient à les amollir, à réveiller la vie de leurs sentimens atrophiés et les rend à l’humanité. Quand un évadé revient ou est ramené, il lui dit : « Ah ! te voilà, toi ! je parie que tu n’as pas déjeuné. Va à la crédence, tu demanderas un morceau de pain et du fromage. » Le lendemain, il l’envoie porter une lettre à la poste d’Auteuil ; il n’est pas d’exemple que l’enfant ne soit immédiatement rentré à l’orphelinat après avoir fait la commission. Il en est fier, il dit à l’abbé : « Me voilà ! » L’abbé lui tire doucement l’oreille : « Je sais bien que tu es un honnête garçon. » Parmi ses pupilles l’abbé Roussel en avait un qui avait la manie de s’enfuir : six fois il s’était sauvé, six fois il avait été repris ou, chassé par la misère, était revenu volontairement. L’abbé lui confia la garde de la grille avec consigne de s’opposer aux évasions : « Je connais ça, personne ne filera ! » En effet, personne ne « fila, » lui moins que les autres. Faire appel aux instincts droits, aux sentimens chevaleresques de l’enfance, c’est bien souvent lui inspirer le respect de soi-même et le goût du devoir.

Les personnes charitables qui, moyennant un capital versé ou un revenu déterminé, ont concouru à la création de l’orphelinat et y ont « fondé des lits » ont le droit d’y faire élever les enfans qu’elles