Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 58.djvu/603

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ouvrier veuf vivait avec son fils âgé de neuf ans au fond du vieux Vaugirard : chaque matin, le père, au moment de partir pour l’atelier, remettait à son enfant huit sous et lui disait : « Voilà pour ta journée. » Quarante centimes pour subvenir aux repas, c’est peu. Le pauvre petit ne savait que faire; il se promenait dans les rues, allait contempler les pêcheurs à la ligne accroupis sur les quais de la Seine, dormait sur le talus des fortifications, faisait une partie de billes avec des camarades de rencontre, n’apprenait rien, ne savait ni A ni B et s’ennuyait. Le hasard de son vagabondage le mit en rapport avec un évadé de l’Orphelinat d’Auteuil; il entendit parler d’un asile où l’on mangeait à sa faim, où l’on était « éduqué, » où l’on devenait apprenti. Sa résolution fut subite : il s’en alla trouver l’abbé Roussel et lui dit : « Voulez-vous me prendre? » Tout de suite on lui fit sa place; il l’a bien occupée et fut de bon exemple. Le père y trouva son compte; un fils de moins et huit sous de plus, c’est tout bénéfice.

Les enfans qui se présentent d’eux-mêmes et demandent un asile que l’abbé Roussel ne refuse jamais sont rares. On ne peut s’en étonner; il est bien difficile qu’un petit être de douze ans comprenne le danger de la vie errante, l’avantage de la vie disciplinée, la moralité de la vie laborieuse. « Singes laids et étiolés, a dit Chateaubriand, libertins avant d’avoir le pouvoir de l’être, cruels et pervers, » presque tous ces enfans, abandonnés ou perdus, sont racolés par des vauriens habiles au vol qui les initient à leurs débauches, les abrutissent d’absinthe, les dépravent et en font leurs « moucherons, » c’est-à-dire des sentinelles avancées, veillant à ce qu’ils ne soient pas surpris pendant l’exécution de leurs méfaits. Souple comme une anguille, rusé, hardi jusqu’à la témérité, le gamin de Paris est un redoutable auxiliaire pour les voleurs adultes, qui le recherchent, le choient, excitent sa vanité et le manient, à l’heure du crime, comme un instrument de précision. Quand un enfant s’est mêlé à ces bandes néfastes, quand il s’est enorgueilli de sa première mauvaise action, il fait partie de l’armée de la révolte; il ne la quittera plus. Pour qu’il aborde au refuge de l’abbé Roussel, il faut qu’il y soit envoyé par un magistrat compatissant qui espère qu’un traitement d’orthopédie morale pourra redresser une nature déjà bossuée par le vice. Beaucoup d’enfans sont dirigés sur l’Orphelinat d’Auteuil par les juges du petit parquet qui ont à prononcer sur les délits de droit commun, tels que faits de vagabondage, de tapage nocturne ou de gaminerie ayant troublé le repos public. Les archives de l’abbé Roussel gardent les lettres des magistrats qui demandent l’admission d’un enfant. Le nombre en est considérable, et plus d’une serait à citer à l’honneur de ceux qui les ont écrites. Ai-je besoin de dire que la