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des « à-peu-près; » il veut qu’ils soient des ouvriers vaillans, façonnés aux pénibles besognes, résistans à la fatigue et peu gênés pour manier le marteau du forgeron ou virer une pièce d’artillerie. La violence de leurs jeux est aussi une éducation professionnelle; ils y trouvent l’énergie physique; quant à l’énergie morale, c’est le prêtre qui la donne.

J’ai pu me convaincre par moi-même combien les enfans qui résident depuis déjà quelque temps à l’Orphelinat d’Auteuil diffèrent de ceux que l’on y a récemment recueillis. Autant les premiers sont vivaces, bruyans, élastiques, autant les autres sont mornes, silencieux et veules. A une heure et demie, un coup de cloche annonça la fin de la récréation; on remit les vestes, on secoua la poussière, on rangea les appareils mobiles du gymnase, et deux par deux, on se rendit aux ateliers. Lorsque la cour fut libre, j’y vis entrer une cinquantaine d’enfans ; ce sont les « nouveaux, » ceux qui viennent d’être reçus dans l’asile et qui doivent vivre séparés de leurs aînés jusqu’à ce qu’ils aient fait leur première communion. Ils jouent peu ; ils s’en vont les bras ballans, ne sachant trop que faire de leur liberté, flasques, sans entrain, comme en méfiance contre le mode d’existence qu’on leur offre. Appuyés contre un mur, les mains derrière le dos, le regard perdu, ils ont l’air de bouder contre eux-mêmes et de n’oser remuer. Moment de transition qui ne durera pas ; avant quinze jours on galopera sur la poutre fixe et on fera la culbute entre les barres transversales. Parmi les nouveaux, les évasions ne sont pas rares ; la régularité de la vie les déroute. Se lever, manger, jouer, travailler, se coucher à des heures invariables, c’est très pénible pour ces natures que le vagabondage a ballottées dans tous les hasards de l’imprévu; ce qu’ils ont fui, la veille, avec horreur, les sollicite aujourd’hui d’un attrait irrésistible; c’est un rêve qu’il faut ressaisir; une porte est entre-bâillée, ils décampent. L’équipée ne se prolonge guère ; ils reviennent l’oreille basse, la mine déconfite, le ventre creux, ou ils sont ramenés par un sergent de ville qui les a découverts grelottant et pleurant sous une porte cochère. On les sermonne un peu, pas bien fort, et l’on s’empresse de leur donner à manger avant de les reconduire à la classe ou au catéchisme. « Nul n’est gardé de force dans la maison ; » c’est là le premier principe de l’abbé Roussel, principe excellent que les élèves n’ignorent pas et qui les retient près de leur maître mieux que les consignes, les portiers et les grilles. Lorsqu’un enfant a passé seulement six semaines dans l’orphelinat, il est extrêmement rare qu’il cherche à se sauver. La discipline, du reste, m’a paru fort douce. Je demandais à l’abbé Roussel de me montrer « les arrêts ; » il me rit au nez et me répondit : « Des arrêts !