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dont les arches de pont étaient le toit, dont les bancs de nos promenades étaient le lit, dont les tas d’ordures étaient le garde-manger.

Pour les petits vagabonds qui sont venus là chercher un asile contre la misère et un refuge contre eux-mêmes, c’est un palais; pour nous, pour notre espérance, ce n’est que le campement d’une étape, le baraquement transitoire que remplacera un édifice définitif. Toujours, infatigablement, je me rappelle la mansarde de Jeanne Jugan, et je me dis qu’il y aura des prodiges de charité pour les enfans, comme il y a en a pour les vieillards. La maison d’administration est des plus modestes ; le parloir fait ce qu’il peut pour ressembler à un salon et n’y parvient guère ; à la muraille, je vois un bon portrait de l’abbé Roussel entre deux de ses élèves ; sur un socle, le buste de Villemessant, ce n’est que justice; sur des étagères, de gros albums contenant le nom des protecteurs et des bienfaiteurs de l’œuvre. L’enfant qui est entré là va-nu-pieds, décharné, dissolu, et qui sort instruit, solide, moralisé n’a qu’à feuilleter ces volumes pour savoir vers qui il doit diriger sa gratitude. Beaucoup s’en inquiètent-ils? J’en doute; la reconnaissance est une fleur qui se fane vite dans le cœur de l’homme ; elle ressemble peu à la rose des quatre saisons, elle n’est pas remontante.

Lorsque j’ai visité l’Orphelinat d’Auteuil pour la première fois, les écoliers étaient en récréation après le repas de midi. Je me suis mêlé à eux et je les ai regardés. Ils n’ont rien de commun avec les « fils de famille » tirés à quatre épingles, bouclés, roses, vêtus de soie, un tantinet ridicules, servant de poupées à leur mère, sachant déjà choisir leurs relations et parlant anglais avec leur gouvernante. Ce sont des enfans rudes et dont le visage semble avoir été modelé dès l’enfance par une main brutale qui a laissé son empreinte. En pantalons de toile où j’ai vu bien des pièces, en forte chemise, les cheveux coupés ras, les pieds chaussés de souliers ferrés, ils ne se ménagent guère et se roulent sur le sable, sans souci de leur costume. À ce sujet, nulle observation ne leur est faite; il faut que l’enfant soit libre dans ses jeux; à cette seule condition, il obtiendra tout son développement physique ; le costume de l’enfant aux jeux doit être un costume absolument sacrifié. Le : « Prends-garde, tu vas déchirer ta veste ! » est d’une bonne ménagère, mais c’est la parole d’une mère qui ne comprend rien à l’éducation corporelle de son fils. On serait mal venu, je crois, de morigéner les élèves de l’Orphelinat d’Auteuil et de vouloir modérer leur impétuosité. L’abbé Roussel, du reste, ne le tolérerait pas; j’ai assez causé avec lui pour reconnaître que l’homme de religion et de charité se double d’un pédagogue pour qui l’enfant, cet être inconsistant et multiple, a peu de mystères. Il