Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 58.djvu/591

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vinrent en aide : on vécut, ou du moins on ne mourut pas de faim, c’était plus que l’on ne pouvait espérer. L’abbé Roussel a l’imagination vive, son cœur l’échauffé, et il est emporté par des rêves dont son énergie fait des réalités. Tout en dégrossissant de son mieux les matériaux humains qu’il avait récoltés, il se demandait avec angoisse combien d’enfans, évadés ou chassés de la maison paternelle, échappent à l’école, échappent à la paroisse et grandissent dans la vie, incultes, sans lecture, sans religion, sans morale. Que fait-on pour eux? Rien. Ne pourrait-on, du moins, leur donner quelques notions élémentaires, clarifier leur âme, y déposer un germe de bien et leur enseigner les premiers principes d’une religion dont le Dieu a dit : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas que l’on te fasse! » Ce fut là l’idée qui poignit l’abbé Roussel, idée qui devait s’emparer de lui jusqu’à l’obsession.

Il était séduit et ne raisonnait plus. Un marinier se jette à l’eau pour sauver un homme qui se noie; un prêtre convaincu se jette dans l’impossible pour sauver une âme qui se perd : l’un et l’autre croient ne faire que leur devoir; l’un joue son existence, l’autre joue son repos. Le projet fut conçu : mais comment l’exécuter? Pas de maison pour donner asile aux enfans perdus; pas d’argent pour acheter la maison. Un homme d’affaires n’eût point hésité, il eût renoncé à un dessein dont la réalisation offrait toutes les apparences de l’insuccès; grâce au ciel, l’abbé n’était point un homme d’affaires, il n’hésita pas non plus et il se précipita tête baissée dans l’œuvre entrevue à la lueur de la charité. Il apprit qu’une « villa » abandonnée était à vendre, rue de La Fontaine, à Auteuil. Une villa! voilà bien le langage emphatique du Parisien, qui ne peut plus désigner les choses par leur nom, qui appelle les portiers des concierges, les rhumes des bronchites, et le mérinos du cachemire. La villa était une masure, je pourrais aussi bien dire une baraque, située au bout d’une allée de vieux peupliers, au milieu d’un terrain que les chardons, les chicorées sauvages et la folle-avoine avaient envahi. A la rigueur, on pouvait loger dans la maison, à la condition d’y être mouillé les jours de pluie, de remplacer par du papier les vitres absentes et de dormir avec les portes ouvertes, parce que les portes ne fermaient pas. L’abbé marchait au milieu des hautes herbes, faisait le tour de la maison, la jaugeait du regard, la réparait, l’agrandissait, la meublait par l’imagination. « Il faut l’avoir, je l’aurai! » Alors, comme Jeanne Jugan à Saint-Servan, comme Jean de Dieu à Grenade, comme Mme Garnier à Lyon, comme ces illuminés frappés de la « folie de la croix, » il se constitua mendiant pour le rachat des petits vagabonds, et il alla mendier. Les frères de la Merci délivraient les chrétiens captifs