Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 58.djvu/587

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

deux sous à ouvrir la portière des fiacres à la sortie des théâtres, mangeant on ne sait comme, couchant partout excepté dans un lit, restant probe et se défendant contre toute tentation. Manifestement, les juges avaient de la sympathie pour lui; mais le délit était moins que douteux, il était avoué; l’article 271 du code pénal est précis : «Les vagabonds âgés de moins de seize ans ne pourront être condamnés à la peine d’emprisonnement; mais, sur la preuve des faits de vagabondage, ils seront renvoyés sous la surveillance de la haute police jusqu’à l’âge de vingt ans accomplis. » Or, en l’espèce, la surveillance de la haute police s’exerce dans une des cellules de la Petite-Roquette. A quelques mots dits par le substitut, l’enfant comprit ce qui l’attendait. De cette voix grasseyante et sortie de l’arrière-gorge qui est familière aux gamins de Paris, il parla. Ce qu’il dit, je ne l’ai point oublié : « Pendant deux mois, j’ai vécu avec des trognons de choux et dormi en plein air afin de ne pas voler, et vous allez me faire enfermer comme un voleur : Est-ce là votre justice? » L’impression fut vive au tribunal; on ajourna le prononcé du jugement à huitaine en sollicitant l’attention des personnes bienfaisantes sur cet enfant qui n’avait commis d’autre délit que de n’être pas en âge de pouvoir travailler. L’appel fut entendu; ce vagabond malgré lui fut mis en apprentissage et est devenu un bon ouvrier. Celui-là, du moins, fut sauvé; mais combien ont été perdus, perdus à jamais, pour n’avoir pas rencontré au bord de l’abîme la main qui tire en arrière et remet dans le bon chemin ! Si avec les 100,000 petits vagabonds qui errent en France on établissait dans nos possessions algériennes une colonie d’enfans de troupe, on formerait peut-être, sans grand’ peine ni dépense, un corps de soldats dont la vigueur et la résistance ne seraient pas superflues en certains cas.

A Paris, 126 maisons, pour le département de la Seine 163, sur lesquelles 18 seulement recueillent des garçons; toutes les autres sont réservées aux petites filles et aux jeunes filles. On dirait que la charité, dédaignant le premier-né de la création humaine, ne veut s’occuper que de sa compagne, de l’être fragile, ouvert à la tentation et curieux, auquel les traditions bibliques attribuent la déchéance de notre race. La foi s’ingénie à sauver la femme ; elle la prend au berceau, lui ouvre la crèche, la salle d’asile, l’école, l’atelier professionnel; elle soigne au Calvaire ses maux incurables, elle va la chercher à l’infirmerie de Saint-Lazare, dans les salles de l’hôpital de Lourcine, pour la conduire au Bon-Pasteur et l’enlever au vice. C’est la femme qui exerce la charité, où la pousse son cœur immuablement maternel; elle s’adresse de préférence à la femme, dont sa réserve n’a rien à redouter et vis-à-vis