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d’autant plus qu’il voyait grandir d’autres idées qui prétendaient être nouvelles, qui lui semblaient, à lui, la ruine de la puissance militaire de la France. Il les défendait avec passion et jusque dans sa retraite, en 1876, en 1877, il épuisait ses dernières forces à combattre ceux qui préparaient déjà une révision de la loi de 1872, qui voulaient en revenir au service de trois ans. Il se livrait à des travaux qui dévoraient ce qui lui restait de vie. Il tenait à lutter jusqu’au bout contre les présomptueux réformateurs. « Votre soldat de trois ans, répétait-il sans cesse, est une erreur désastreuse, parce qu’il faut non-seulement l’instruction, mais l’éducation militaire… Je suis désolé de voir qu’on n’a que des chimères en tête. Le feld-maréchal de Moltke disait à notre ambassadeur, M. de Gontaut-Biron, au moment de la discussion de la loi de 1872 : Je souhaite de voir M. Thiers battu. Et il avait raison… Je fais le métier de la vieillesse, je prêche dans le désert ; mais il faut bien défendre le peu qui reste de l’esprit de gouvernement… » — Armée, finances, affaires religieuses, institutions administratives, politique générale, sur tous ces points M. Thiers avait les opinions d’un homme fait pour le gouvernement. Il traçait des principes et des règles dont il faisait les conditions d’une république sérieuse, la seule qui pût être proposée à la France.

De toutes ces opinions que M. Thiers exprimait avec sa vivacité naturelle et qui formaient tout un ensemble de politique, de ces conditions qu’il traçait avec son expérience, quelles sont celles qui ont été respectées, qui lui ont survécu ? Les républicains à leur tour n’ont pas voulu l’écouter. Ils ont reçu de lui la république qu’il avait rendue possible à force de prudence et d’art. À peine ont-ils eu recueilli l’héritage et se sont-ils sentis maîtres des affaires de la France, ils se sont hâtés de secouer le joug de la sagesse modératrice qui leur pesait. Ils ont voulu avoir leur règne, leur république à eux, avec les passions exclusives de parti et les abus de domination dans le gouvernement, avec les emportemens de secte et les violences persécutrices dans les affaires religieuses, avec l’imprévoyance et la prodigalité brouillonne dans les finances, avec l’esprit de désorganisation dans les affaires militaires. Qu’est-il arrivé ? — Arrêtez-vous un instant à ce double spectacle. Au moment où M. Thiers quittait le pouvoir après deux années aussi laborieuses que cruelles, il laissait le pays plus qu’à demi ranimé, la rançon de guerre payée, l’ordre régnant partout, la France relevée par ses efforts dans l’estime du monde, le budget gonflé de ressources, une situation qui pouvait passer pour le commencement d’une prospérité nouvelle ; il laissait de plus la république à peu près acceptée avec le caractère qu’il lui avait imprimé. Les républicains, en cinq ans de règne, ont déjà dévoré cette prospérité renaissante si péniblement reconquise par la