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M. Thiers l’avait été toute sa vie, même sans ses campagnes les plus libérales ; il l’était par ses instincts, par ses traditions, par ses opinions obstinées sur toutes les questions financières, militaires, administratives. Depuis deux ans, il n’avait cessé de montrer la résolution du conservateur le plus décidé dans ses actes, dans ses répressions, dans ses choix des représentans de la diplomatie et des commandans de l’armée. Il était même, si l’on veut, quelque peu réactionnaire. M. Thiers connaissait assez les partis pour ne point s’étonner de leurs tactiques et de leurs accusations ; il avait pourtant de la peine à maîtriser son irritation quand on méconnaissait par trop ses intentions ou ses services, et justement dans cette séance d’interpellation du général Changarnier, qui ressemblait à un intermède orageux entre le message et la commission des « trente, » où l’on avait voulu un peu trop vivement l’obliger à s’expliquer, il se révoltait. Il n’admettait pas qu’on le traitât comme un homme qui aurait eu encore à faire ses preuves de conservateur, dont les opinions auraient pu être mises en doute et il refusait fièrement de répondre : « Après ma vie tout entière, disait-il d’un accent ému, et après les deux ans que je viens de passer sous vos yeux, je crois avoir droit à quelques égards. Qu’on ne vienne donc pas m’interroger sur les doctrines de toute ma vie... C’est me faire une offense que de m’appeler ici à venir professer ma foi lorsque quarante ans de vie l’ont fait connaître.. Lorsque dans une position pareille on vient m’amener là comme sur la sellette, je ne l’accepte pas. Quand on veut qu’un gouvernement soit fort, — et vous le désirez apparemment, — il faut lui faire une situation digne de lui et ne pas l’appeler comme un suspect et un coupable pour venir faire une profession de foi... Non, je le répète de nouveau, je ne répondrai pas!.. » Il laissait ses actions, — l’insurrection de Paris vaincue, l’ordre rétabli partout, l’armée rendue à son devoir, le crédit relevé avec éclat, — répondre pour lui.

Bien mieux : par son message, par l’initiative qu’il avait prise en proposant à l’assemblée de créer elle-même ce qu’il appelait les « institutions nécessaires, » M. Thiers croyait sincèrement avoir agi en prévoyant conservateur. Il croyait, et il ne le cachait pas, que pour l’œuvre constitutionnelle qu’il demandait il y avait plus de garanties dans une assemblée éprouvée que dans un parlement inconnu sorti un jour ou l’autre d’un scrutin qui s’ouvrirait dans une incertitude agitée, au milieu des passions déchaînées. « Est-ce, disait-il, une pensée qui n’ait pas les caractères frappans, indéniables de la sollicitude la plus conservatrice que de s’être posé cette question : L’assemblée se retirera-t-elle sans avoir donné au pays quelques institutions qui confèrent à la république les caractères que tous, et ceux qui l’aiment