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pour soulever des tempêtes. On lui répliquait dans une explosion d’interruptions : « Non, non, jamais ! On ne vous a pas confié une forme de gouvernement !.. La république n’est que provisoire !.. Vous n’avez pas le droit de nous imposer la république !.. Rappelez-vous vos engagemens de Bordeaux !.. » A quoi M. Thiers répondait habituellement : « Si vous pouvez faire la monarchie, faites-la, vous en avez le droit. Si on le peut, il faut me le dire. Si vous croyez que l’intérêt du pays est de faire la monarchie aujourd’hui, faites-moi descendre de la tribune, prenez le pouvoir, ce n’est pas moi qui vous le disputerai… » On se gardait bien de le prendre au mot.

Ces scènes se renouvelaient sans cesse, à l’improviste, même dans les discussions d’affaires, où l’on avait commencé par déclarer qu’on ne ferait pas de politique. Au fond, dans cet état d’esprit des monarchistes à l’égard du chef du pouvoir exécutif, il y avait bien des choses diverses : l’ardeur inconsidérée d’une foi naïve, de l’impatience, du dépit, peut-être aussi de vieux griefs inavoués, de vieilles antipathies personnelles, — tout cela dominé le plus souvent, à la vérité, par la raison patriotique, par la crainte de compromettre dans une crise prématurée de gouvernement les négociations avec l’Allemagne, les emprunts, la libération du territoire. Il n’y avait guère que les emportés du royalisme qui seraient allés jusqu’au bout de leurs colères et qui, sans plus attendre, auraient renversé M. Thiers. Les modérés, les politiques s’efforçaient encore de le ménager, de le reconquérir à leur cause ; ils allaient en procession auprès de lui dans ce palais de la préfecture de Versailles, qu’il appelait un jour spirituellement le « palais de la pénitence. » C’était une stratégie un peu étrange et, en définitive, on n’arrivait à rien, si ce n’est à agiter le pays en s’agitant, à mettre perpétuellement en doute la république sans créer plus de chances à la monarchie. Le résultat le plus clair était d’envenimer ou d’aggraver les scissions entre le gouvernement et la majorité conservatrice de l’assemblée, d’irriter souvent M. Thiers, de le séparer de plus en plus de la droite en lui offrant des occasions toujours nouvelles de se prononcer pour ce qu’il ne cessait d’appeler la république conservatrice.

Oui sans doute, la position était singulière ; mais ce qu’il y avait de plus singulier encore, c’est que si M. Thiers avait des difficultés avec les monarchistes, il en avait pour le moins autant avec les républicains, dont il semblait cependant se rapprocher, à qui il offrait un appui inespéré. Quand il n’avait pas à tenir tête aux passions, aux illusions royalistes ou conservatrices, il avait à faire face aux passions républicaines ou radicales. De ce côté encore, il est vrai, dans le camp républicain comme dans le camp monarchiste,