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droit de vous en prendre à ceux qui ont si légèrement déclaré la guerre. Je m’appuie là-dessus et je dis que je sortirai profondément affligé de cette enceinte si vous ne votez pas les cinq ans. J’ajoute que je ne pourrais pas accepter la responsabilité d’appliquer la loi... Vous prendrez cette déclaration comme vous voudrez; c’est mon droit et c’est mon devoir de vous la faire... » Et cette fois encore l’assemblée cédait, elle votait le service de cinq ans; elle reculait, non cependant sans éprouver un certain dépit mêlé à une vive émotion et sans tenter un dernier effort pour couvrir sa retraite par un ajournement au lendemain, — que le chef du gouvernement n’acceptait pas plus que tout le reste.

On n’était pas d’accord sur les affaires de l’armée, on n’était pas d’accord sur les finances, on n’avait pas été d’accord sur la réorganisation du conseil d’état, dont le parlement le plus conservateur, par une anomalie étrange, avait voulu se réserver l’élection. On se querellait jusqu’à toucher à la rupture, on se réconciliait au moment de rompre pour recommencer encore. L’assemblée finissait le plus souvent par se rendre devant le chef dont elle avait besoin. Elle se rendait à demi subjuguée, à demi étonnée ou irritée, et c’est ainsi qu’à travers toutes les contestations se dégageait, se caractérisait ce pouvoir singulier qui n’avait pour lui ni le prestige des traditions princières, ni même une légalité constitutionnelle bien définie, qui était tout entier dans un homme familiarisé avec tous les intérêts de la France, toujours prêt à s’engager dans des luttes où s’illustrait sa vieillesse. M. Thiers répétait souvent qu’il n’était que le délégué de l’assemblée, qu’il restait à ses ordres. Il ne voulait pas sûrement se séparer de l’assemblée, il voulait encore moins la violenter et il ajoutait avec bonhomie qu’il n’avait à cela aucun mérite, qu’il rien avait pas le pouvoir, qu’il n’était pas un faiseur de coups d’état. Il avait en même temps la fierté de la position unique où les événemens l’avaient placé, où il se sentait responsable devant le pays, qu’il avait à pacifier, devant l’Europe, avec laquelle il avait à négocier. Il n’entendait pas être au gouvernement le serviteur des partis, l’exécuteur soumis des volontés mobiles d’une assemblée livrée à toutes les influences. Au milieu de la confusion et des divisions des esprits il prétendait rester le premier gardien des intérêts publics, le modérateur des passions toujours prêtes à se déchaîner et il s’élevait par degrés à une sorte de magistrature presque souveraine, quoique perpétuellement révocable, de la raison, de l’équité, du patriotisme.

Le caractère de son pouvoir et de son rôle, il le définissait lui-même en disant : « Quant à moi, ma politique, la voici en deux mots: je n’ai pas un autre souci, je n’ai pas un autre travail du matin jusqu’à la nuit que d’empêcher les partis de se précipiter les