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des nouveautés qu’on appelait des réformes, qu’il appelait, lui, des témérités périlleuses et désorganisatrices. Il se croyait le droit de résister, il résistait avec sa vivacité naturelle, parfois même avec passion et ténacité, si l’on veut, au risque de susciter des résistances contraires.

De là ce long dissentiment, qui, à vrai dire, commençait au lendemain de la paix, qui avait pour prologue cette émouvante scène du 10 mai 1871, où, en pleine guerre civile, au bruit du canon qui ouvrait la brèche dans les murs de Paris, M. Thiers, assailli d’interpellations et de défiances peu déguisées, répliquait avec une impatience irritée : « Je ne puis pas gouverner dans de telles conditions... Je n’admets pas l’équivoque; en m’affaiblissant, vous vous affaiblissez vous-mêmes... Si je vous déplais, dites-le. Il faut nous compter ici et nous compter résolument... Il y a parmi vous des imprudens qui sont trop pressés; il leur faut huit jours encore. Au bout de ces huit jours, il n’y aura plus de danger, et la tâche sera proportionnée à leur courage et à leur capacité. » C’était peut-être dur. Ceux qui s’exposaient à ces impétueuses reparties ne voyaient pas qu’il était dur aussi de créer des embarras à un homme qui avait déjà sur les bras une négociation désolante avec l’Allemagne et l’insurrection de Paris, dont ce jour-là même la commune, près de périr, brûlait la maison[1]. — On avait, il faut l’avouer, assez mal choisi son jour à Versailles pour demander compte à M. Thiers de ses conversations avec quelques maires de province. Une fois le duel engagé, il ne cesse plus de s’aggraver, de se compliquer, remplissant de ses éclats ces deux années laborieuses, se ralentissant ou se ranimant tour à tour. C’est la fatalité de la situation qui se dégage à chaque incident nouveau, surgissant tout à coup comme une épreuve de plus pour cette union des pouvoirs à la fois si nécessaire et si fragile.

Tantôt le dissentiment éclatait ou du moins se laissait entrevoir sur un point des plus délicats, à propos de l’abrogation des lois d’exil et de l’entrée des princes d’Orléans dans l’assemblée. Déjà, dès Bordeaux, une négociation tout à fait intime avait été engagée; cette négociation n’avait pas discontinué, elle s’était ralentie et peut-être compliquée pendant la guerre contre la commune. Avec la reprise de Paris, la question renaissait. Une commission parlementaire se prononçait nettement pour l’abrogation des lois d’exil; d’autres commissions proposaient l’admission de M. le prince de Joinville, de M. le duc d’Aumale comme députés. L’immense majorité de l’assemblée, sans excepter nombre de républicains, paraissait

  1. Décret du comité du salut public : « 21 floréal 79 (10 mai 1871)... La maison de Thiers, située place George, sera rasée. »