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sorte la fortune de la France perdue au milieu des ruines accumulées depuis six mois. Ce n’était pas trop de la bonne volonté de tous, de l’habileté du plénipotentiaire élu d’une voix unanime pour retrouver la paix, une administration, des finances, une force militaire, les conditions de la vie nationale. Il ne pouvait y avoir ni hésitation, ni doute d’abord sur la paix, sur cette paix que M. Thiers allait négocier d’un cœur brisé à Versailles, que l’assemblée se voyait obligée de ratifier peu de jours après à Bordeaux. Plus elle était douloureuse, plus on devait s’entendre pour porter ensemble l’accablant fardeau, pour partager la responsabilité du courageux sacrifice devant lequel on ne pouvait plus reculer si l’on voulait retenir la France sur la dernière pente de l’abîme.

Ce n’est pas tout. A peine cette paix cruelle autant qu’inévitable venait-elle d’être signée, à peine la guerre étrangère semblait-elle terminée, on se retrouvait en face de la guerre civile, de cette insurrection qui allait remplir Paris de sang et de deuil, qui remettait le pays, son honneur, sa dignité, sa sécurité à la merci de l’ennemi extérieur. Il fallait reprendre les armes contre l’ennemi intérieur, reconquérir Paris sur la sédition, recommencer un siège; il fallait éviter de livrer ce qui restait de l’indépendance française à l’étranger prêt à profiter de nos luttes intestines, du crime des factions. Dompter l’insurrection parisienne, poursuivre les négociations inachevées avec l’Allemagne, et pendant ce temps retrouver des forces et des ressources, réorganiser une administration, préparer des emprunts, — sur tous ces points, la nécessité faisait une loi de l’union des volontés. On ne s’arrêtait pas trop à discuter les conditions de cette ligue spontanée de bien public où l’assemblée représentait l’autorité souveraine de la France, où M. Thiers pour sa part représentait l’initiative, le conseil décisif, l’action militaire, diplomatique, administrative. Le patriotisme dominait tout. Qu’on ne s’y trompe pas cependant : cet accord de nécessité cache déjà de dangereux malentendus et c’est dans le feu même de ces premières crises que commence à se dessiner entre M. Thiers et l’assemblée le dissentiment qui va bientôt grandir, qui tient à des contradictions d’idées, à des incompatibilités de caractères, à d’insaisissables antagonismes, à une manière différente de voir les choses, d’interpréter ce « pacte de Bordeaux » accepté pour un instant comme un programme de politique nationale.

On s’était sans doute entendu à Bordeaux, on s’entendait à Versailles ; on devait s’entendre devant l’ennemi qui s’appelait l’Allemand et devant cet autre ennemi qui s’appelait la commune de Paris. On pouvait se rencontrer encore aux momens décisifs dans le généreux dessein d’une politique réparatrice. On s’entendait infiniment moins sur la manière de mettre cette politique en action.