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regards d’un tragique, Titus et Bérénice ? D’ailleurs, quelle « action » plus grande que celle-ci : une telle héroïne repousse loin d’elle ce héros qu’elle aime et qui l’aime, elle sacrifie son amour au salut de l’état et se dévoue elle-même à Dieu ? Titus ne fait rien de plus « grand, » lorsqu’il renvoie Bérénice malgré lui, malgré elle, — invitus invitam ! Quant aux « passions » qui doivent être « excitées, » combien ne faut-il pas qu’elles le soient pour que de telles péripéties aient pour fin un pareil dénoûmens ! D’ailleurs on ne fera pas difficulté, de convenir qu’à l’exaltation causée par un tel spectacle se mêle « cette tristesse majestueuse qui fait le plaisir de la tragédie. »

Pourquoi donc Mademoiselle du Vigean n’est-elle pas une autre Bérénice ? On n’imagine pas que j’aie cette sottise d’opprimer Mlle Arnaud sous la gloire de Racine. Hélas ! s’il faut que ma réponse écrase quelqu’un, ce ne sera pas seulement Mlle Arnaud, mais tous nos contemporains. Pour tirer d’une matière tragique une tragédie, ce n’est peut-être pas le génie de Corneille et de Racine qu’il faut avoir et leurs dons naturels, — il serait oiseux de constater que tel d’entre nous ne les a pas ; — mais c’est leur connaissance de l’âme, leur discipline philosophique et religieuse, leur culture du cœur humain, leur solide malice de directeurs de conscience. Pour tirer d’une matière tragique une tragédie, ne faut-il pas savoir et montrer par quelle suite insensible de sentimens, par quels délicats mouvemens de la raison, par quelle ondoyante allure des passions et de la volonté des personnes de tel caractère, dans telles circonstances, devront commettre de tels actes ? Nous avons perdu la subtile et forte psychologie des classiques ; nous avons acquis le mot, ils possédaient la chose. Encore une fois, je le répète, je ne veux pas faire triompher Racine de Mlle Arnaud plutôt que de tel ou tel contemporain dont le nom ne vient pas aujourd’hui sous ma plume ; ce serait mal récompenser un nouvel auteur de s’être exposé à notre jugement ; Mais relisez, avant de lire ou d’entendre Mademoiselle du Vigean, un acte de Bérénice, combien les résolutions et les actes du ; héros et de l’héroïne, — j’entends de Mlle du Vigean et de Condé, — vous paraîtront pauvrement, grossièrement expliqués ! Combien l’intérieur de ces âmes vous paraîtra vide, ou quelles brutales mécaniques y verrez-vous tourner ! Dans Titus et Bérénice, au contraire, quelle richesse de substance morale n’aurez-vous pas admirée ! Quelle sinueuse souplesse, quelle douceur, quelle harmonie de ressorts imitant le jeu de la vie ! Cette pauvreté, cette grossièreté, ce vide, cette mécanique brutale, qui nous affligent, chez Mlle Arnaud, ne sont pas les vices de son talent, mais de notre psychologie : les qualités, la grâce et la force de ses vers, l’éloquence de sa phrase et, dans quelques passages, la propriété de son style, sont bien à elle ; ses défauts sont de notre temps.