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Dieu sait au prix de quelles tribulations tragiques et comiques ; menacé, honni, chassé de partout, tantôt par la police des pachas, tantôt par la colère des moines, qui refusaient d’admettre dans leurs établissemens hospitaliers le missionnaire de Belzébuth. Au Caire, on lui proposa un emploi, enseigner l’art du piano aux épouses du vice-roi, et, quand il se présenta au palais, il trouva trois eunuques apostés là pour recevoir la leçon et la transmettre aux dames invisibles du harem, ses élèves par procuration ! N’importe, cette joie immense lui fut donnée de percevoir l’Orient et d’en pénétrer les secrets dans les conditions spéciales de son art. Ces perceptions immédiates de la couleur, des bruits, de l’atmosphère, ces confidences que les peintres seuls et les poètes avaient eues jusqu’alors, il les reçut à son tour en musicien. On se le figure à Smyrne, au moment de la brise du soir, faisant monter son piano de voyage sur la terrasse, et là, dans le profond silence de la ville orientale, improvisant de la voix et des doigts des préludes, des cantilènes, des fantaisies de toute sorte. Ainsi naîtra et se formera d’elle-même l’ode-symphonie. Cette mélodie, en célébrant les délices de la fraîcheur du soir au sein de l’oasis, après une journée de marche dans les sables brûlans du désert, combien de fois le musicien-poète n’avait-il pas du se la répéter, et, la réflexion aidant, comment, d’un pareil germe, l’œuvre entière ne se serait-elle pas dégagée dans son étendue et sa consistance ? L’oasis implique le désert ; le désert, la caravane, la caravane avec ses alternatives d’agitation et de repos, c’est-à-dire une suite de tableaux pris sur la nature, tout un poème.

Le Désert terminé, Félicien David eut à compter avec les difficultés de l’exécution. « Les petits anicrochemens sont cachés sous le pot aux roses. » Sage sentence d’un ancien que tout moderne auteur appréciera. Trop pauvre pour subvenir aux frais de copie, il s’imposa cette aride et accablante besogne de transcrire lui-même les parties de chant et d’orchestre. Puis commencèrent les démarches, où l’on vit pourtant déjà poindre la notoire influence du saint-simonisme, qui depuis ne l’abandonna plus dans sa carrière. En attendant les bons offices que MM. Émile et Isaac Pereire lui prêtèrent, il obtint la salle du Conservatoire par l’intervention de M. Michel Chevalier. Malgré tout, cependant, les frais devaient s’élever à 2,000 francs, et en cas d’insuccès, il avait résolu de vendre son piano pour payer ses musiciens. Ici se place un détail navrant. Quelques jours avant le concert, un de ses amis le rencontre : « Prenez donc une loge pour mon concert, lui