Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 58.djvu/450

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

religion, d’être le saint Ambroise, le saint Grégoire, le Palestrina et le Luther des psaumes du saint-simonisme ! Reportez-vous aux temps, songez à cette tête de méridional en proie aux hallucinations du jeûne, aux amertumes d’un long et douloureux apprentissage, et vous comprendrez cette escapade au pays de l’idéal, même dans ce qu’elle eut de folie picaresque. Car, il n’y a pas à dire, il y eut prise d’habit : la toque, la tunique bleue, le plastron blanc, servant de gilet, et le large pantalon retenu par une ceinture. La ceinture était l’emblème de l’apôtre voyageur ; le plastron, qui se boutonnait sur le dos, était l’emblème de la fraternité, parce qu’on ne pouvait le vêtir sans le secours d’une main amie. Paris, qui ricane de tout, s’amusait de cette mascarade. Je me souviens qu’à Bourbon, au sortir de classe, dès que nous apercevions un saint-simonien, la consigne était de courir sus, ce qui ne nous empêchait pas d’aller le soir nous faire endoctriner par Bûchez, qui tenait boutique de palingénésie humanitaire rue Chabanais, tandis que les autres, logés d’abord rue Monsigny, avaient construit leur temple à Ménilmontant, où pontifiait Enfantin, revêtu du titre de père suprême et costumé selon le rite, cela va sans dire. Bûchez, au contraire, officiait bourgeoisement, en redingote, mais le symbolisme n’y perdait rien. C’est à son cours que j’aperçus, pour la première fois, Alfred de Vigny, que la petite église s’efforçait de racoler, et qui répondit à ses avances par l’épisode d’André Chénier dans sa Consultation du docteur noir. Plus exemplaire et plus consolante fut la conduite de Félicien David ; il soutint son apostolat musical comme il eût été désirable pour Bûchez et sa doctrine que l’auteur de Stello eût rempli sa mission poétique. On le vit, à Ménilmontant, composer des chœurs religieux pour les divers exercices de la foi, que dis-je, composer ? Il fit un bien autre miracle, il enseigna ces chœurs aux frères, il fit chanter d’ensemble des mathématiciens, des ingénieurs et des économistes qui n’avaient jamais appris la musique.

Après un tel effort, qu’était-ce qu’une expédition en Orient ? On quitta l’ingrate patrie, où les persécutions avaient commencé devant la police correctionnelle, et, sur l’ordre du père, on se dispersa, le sac au dos, le bâton de pèlerin à la main, pour aller porter la vie et la fécondité à l’antique terre des Pharaons : le barrage du Nil, le canal de Suez, les télégraphes, autant de projets dont la pensée remonte à cette époque[1]. Félicien David fut le musicien de cette caravane, et

  1. Un volume de la collection Heugel, publié en 1863, contient de curieux détails sur la marche et les aventures de l’expédition. L’auteur, Alexis Azevedo, était un original bien connu des promeneurs du boulevard des Italiens. On l’y rencontrait tous les jours de quatre à six heures, philosophant de omni re scibili et quelquefois en homme ayant de certaines clartés, mais négligé, cynique, exubérant, embrouillant tous les sujets. En musique, il n’avait que deux admirations, Rossini et Félicien David, deux enthousiasmes qu’il promenait partout avec le zèle aveugle d’un fakir broyant le pauvre monde sous les roues du char de son idole ; et notez que ce pauvre monde, c’était Beethoven, Schumann, Mendelssohn et Meyerbeer !