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débuts et les dernières amertumes d’une carrière terminée par la mort que l’on sait.

Bien qu’il y ait quelque chose d’indécis et d’équivoque dans la forme d’une discussion que M. Curtius institue sur la justesse des vues politiques de Démosthène en prenant pour point de départ ce qu’il appelle son idéalisme[1], ce qui ressort très clairement de cette discussion comme du reste, c’est que l’orateur athénien n’a pas de plus fervent admirateur. Et cette admiration, très vivement exprimée en maints passages, n’est peut-être pas moins prouvée par la pensée très particulière qui semble avoir déterminé les limites de l’ouvrage. Pourquoi l’auteur s’arrête-t-il après la bataille de Chéronée ? Pourquoi adopte-t-il comme terme de son travail une date qui peut avoir sa valeur dans la division des périodes littéraires, mais qui paraît arbitraire quand il s’agit de l’histoire politique d’Athènes ? Treize ans après Chéronée, il y a encore la guerre Lamiaque, qui débute par des succès importans, et c’est seulement lorsque les Grecs confédérés ont été vaincus à Cranon, lorsque Athènes a livré ses orateurs, et dans le nombre Démosthène, lorsqu’elle a chassé de ses murs la majorité de ses citoyens et reçu une garnison macédonienne, que son rôle est définitivement terminé et qu’elle est asservie. Pourquoi donc s’arrêter avant ces faits décisifs ?

M. Curtius a sans doute pour cela plus d’une raison. D’abord, dans l’intervalle de Chéronée et de Cranon se place tout le règne d’Alexandre, grand sujet qui, aux yeux de l’auteur, n’appartient plus à l’histoire du pur hellénisme. Il dépasse l’horizon naturel de la Grèce : avec Alexandre commence pour la Grèce, comme pour l’Asie et pour l’Égypte, un nouvel état de choses. Fallait-il, sans entrer dans ce sujet, aller chercher au-delà ce réveil incomplet de quelques mois qui a lancé Athènes dans la guerre Lamiaque ? Et puis cette guerre, où Démosthène n’a qu’un rôle secondaire, n’est qu’un épilogue. Le vrai drame, celui qui unit la grandeur des faits et la grandeur morale, celui que soutient un admirable protagoniste, Démosthène, ce drame-là est joué ; Chéronée en est la catastrophe, laquelle atteint du même coup brusque et fatal Démosthène à l’apogée de sa gloire et Athènes dans le plein accomplissement de sa destinée, comme centre et foyer de l’hellénisme. Voilà comment M. Curtius est amené à s’arrêter, quand son héros de prédilection passe au second plan en même temps qu’Athènes quitte la scène

  1. M. Curtius est de ceux qui croient dans une certaine mesure à l’influence de Platon sur Démosthène. Cette idée, quelle qu’en soit la valeur, le poursuit sans doute ici, en lui faisant attribuer au second la conception d’un idéal trop élevé en politique. Si je ne me trompe, elle le trouble plus qu’elle ne l’aide.