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UN HISTORIEN MODERNE DE LA GRÈCE.

que l’on suit à gauche jusqu’à Ténédos. En face, on voit se dresser, par-dessus les crêtes onduleuses de Lemnos, la fière cime de Samothrace, le poste d’observation de Poséidon, qui « du sommet le plus élevé de la Samos de Thrace, couverte de forêts, découvrait l’Ida tout entier, et la ville de Priam, et les vaisseaux des Achéens. » Nulle souveraineté dans l’ancien monde n’eut un piédestal plus grandiose que ce fort troyen, dressé dans l’angle de la plaine, entouré de rochers à pic, blotti en quelque sorte dans une cachette sûre, et pourtant surveillant et dominant les alentours. Il avait derrière lui les pâturages de la montagne ; plus bas, des pentes riches en eaux vives ; à ses pieds, une plaine fertile et, devant lui, le vaste Archipel, le grand chemin des peuples, qui enfonçait alors plus profondément qu’aujourd’hui dans la plaine ses baies et ses mouillages. »

Me sera-t-il permis d’ajouter que cette page brillante, qui parle si bien à l’esprit et à l’imagination, exprime exactement ce que j’éprouvais moi-même en visitant, il y a plus de trente ans, la scène de l’Iliade, et que mes impressions sont restées si nettes, que malgré la valeur des fouilles de M. Schliemann, je n’ai jamais pu me décider à le suivre dans ses conclusions, ni à enlever au village actuel de Bounarbachi l’honneur de nous désigner l’emplacement de l’antique Pergame ?

Qu’en somme toute cette explication de la guerre de Troie, si ingénieusement combinée, avec une science dont on ne peut donner ici qu’une idée très imparfaite, ne satisfasse pas encore de tout point ; qu’elle puisse paraître tour à tour trop nette et trop indécise ; que l’on ne comprenne pas bien, par exemple, comment l’auteur, après avoir détruit la croyance traditionnelle à la réunion des chefs achéens sous le commandement d’Agamemnon et à une entreprise unique tentée par leur effort commun, se retrouve d’accord avec Thucydide pour reconnaître l’importance de l’expédition à laquelle est restée attaché le nom des Atrides : il n’y a pas là de quoi surprendre, car il n’était pas possible de porter partout la lumière ; et ce n’est pas une raison pour blâmer ces tentatives de l’esprit historique dans le domaine de la légende. M. Curtius a bien fait de ne pas se borner à l’examen de l’histoire positive. Peut-être même, en traitant ces questions d’origine, aurait-il dû s’occuper de la mythologie encore plus qu’il n’a voulu le faire.

La mythologie n’est pas tout entière renfermée dans l’histoire religieuse et dans l’histoire littéraire. Elle a sa place dans l’histoire grecque en général, comme facteur et comme signe de l’hellénisme, dont elle développe et représente l’esprit de liberté dans les matières religieuses. Les anciennes légendes mythologiques sont tout en-

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