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favorable au rapprochement des légendes épiques chez les deux peuples en guerre ; et voilà pourquoi ils ont entre eux tant de ressemblance dans les peintures de l’Iliade.

Dans ce vague et ces confusions qu’amenait inévitablement le mouvement de l’épopée naissante, deux faits se détachent avec netteté : la réalité d’un empire troyen, et la destruction de Troie par une armée achéenne victorieuse. L’existence de cet empire et les efforts des assiégeans s’expliquent par l’admirable et forte position de l’antique Ilion à la naissance de la plaine du Scamandre. Mais ici je tiens à citer M. Curtius, afin de faire voir par un exemple comme les discussions deviennent attrayantes sous la plume d’un géographe et d’un voyageur tels que lui :

« Les sources de l’Ida forment, en se réunissant, des cours d’eau, dont deux se jettent dans la Propontide, et un autre, le Scamandre, dans la mer Égée. Emprisonné d’abord dans les montagnes, ce fleuve s’échappe par une gorge resserrée et débouche dans une plaine qui, bornée de trois côtés par des pentes douces, reste ouverte à l’ouest du côté de la mer. Cette plaine réunissait tout ce qui peut assurer la prospérité d’un pays ; en effet, indépendamment des trésors de la mer et de la proximité d’une grande voie maritime, elle possédait un sol arrosé et de vastes prairies, où Érichthonios, le génie de la fertilité, faisait paître ses trois mille cavales ; les collines de ceinture produisaient de l’huile et du vin.

« À l’angle intérieur de cette plaine se dresse un roc abrupt, qui semble vouloir barrer le chemin au fleuve, au point où il jaillit de la gorge. Entouré à l’est par un long repli du Scamandre, il s’incline à l’ouest en pente douce. De ce côté, le sol laisse échapper de nombreux filets d’eau, qui donnent naissance à deux ruisseaux remarquables pour la constance de leur volume et de leur température en toute saison. Ces deux ruisseaux sont le signe naturel et immuable auquel on reconnaît cette protubérance pour la citadelle d’Ilion. Ce sont les mêmes auxquelles les Troyennes, sortant par la porte Scæa, venaient puiser de l’eau et laver des vêtemens ; et aujourd’hui encore, ce sont les anciens bassins qui recueillent les eaux pour qu’on puisse en tirer plus commodément parti.

« Là où jaillissaient les sources, là était le siège de la dynastie. Au-dessus, sur le plan incliné, s’étendait Troie ; au-dessus encore s’élevaient à pic les remparts de Pergame. De ce sommet, haut de 472 pieds, le regard plonge d’un côté dans la vallée du Scamandre, où les Dardaniens avaient mené la vie de pâtres ; de l’autre, il embrasse toute la plaine qui s’étend du côté de la mer, sillonnée par ses deux artères, le Scamandre et le Simoïs. À droite, on voit l’Hellespont précipiter ses vagues impétueuses dans la mer Égée,