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UN HISTORIEN MODERNE DE LA GRÈCE.

située en face de la Grèce en reproduit la disposition. Elle reçoit de même dans ses nombreux replis la mer, qui vient comme d’elle-même chercher pour le commerce les produits de cette bande de terre fertile que la nature a ménagée à la base des montagnes dont la suite se prolonge depuis le Taurus jusqu’à la Propontide et au Pont-Euxin. En réalité, toutes ces côtes de l’Asie-Mineure et de la Grèce orientale forment un même pays, pays privilégié dont la mer Égée ne sépare pas les deux parties : elles les réunit, au contraire, sous sa commune et douce influence ; elle produit ce qu’on peut appeler la nature hellénique, et elle est elle-même le centre du vrai monde grec.

Pour qui se rend bien compte de ces conditions physiques, il devient plus facile de se représenter comment la Grèce a reçu ses habitans. On le savait déjà d’une manière générale. Les tribus aryennes, qui ont formé la majeure partie de sa population, s’y sont introduites, soit par le nord, après avoir traversé les petits détroits de l’Hellespont et du Bosphore, soit par les diverses routes de la mer Égée. Mais on était loin d’accorder toute son importance à ce second mode d’immigration. Ce n’est pas assez de saisir dans les essais des chronologistes anciens quelques voyages de colons qui mettent les deux rivages en rapport, et particulièrement la grande migration ionienne, qui, vers le xie siècle, nous disent-ils, part de l’Attique pour coloniser la partie du littoral asiatique où s’élèvent les puissantes et riches cités de Smyrne, d’Éphèse et de Milet. Il faut se figurer les deux régions en communication constante, et cette mer, qui est comme un lac grec, sillonnée à tout instant dans les deux sens, depuis une antiquité très reculée, par de nombreux navires qui trouvent dans ses îles des abris multipliés. Il faut aller plus loin encore ; il faut renverser la tradition et, antérieurement à la colonisation ionienne de la côte asiatique, reconnaître l’existence nécessaire d’une autre colonisation ionienne, celle de la Grèce par l’Asie-Mineure. Ce sont les Ioniens asiatiques, établis en face de l’Attique, sur le littoral et dans les îles voisines, qui ont colonisé Athènes, leur métropole, suivant l’opinion qui régnera plus tard.

L’histoire ne sait rien de cette antique colonisation ; mais comment la révoquer en doute ? Des cultes marqués de l’empreinte ionienne, établis dans les îles bien avant qu’Athènes eût pris quelque importance, l’immense extension de la langue ionienne[1], qui partout, pendant des siècles, domine la production infinie de l’épopée, et s’imposera même aux premiers écrivains doriens comme l’unique instrument de la prose, prouvent qu’en Asie exista une Ionie primitive, foyer puissant d’activité qui rayonna en Orient et en Égypte

  1. Cet argument, négligé par M. Curtius, est évidemment dans le sens de sa pensée.