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de Cobden. Quelques jours suffirent pour qu’une souscription, ouverte par le conseil de la ligue, atteignît près de 2 millions de francs. L’empressement et la libéralité des souscripteurs donnaient à cet acte le caractère d’une récompense nationale. Faut-il dire que les adversaires de Cobden lui reprochèrent de recevoir des livres sterling et de méconnaître ainsi les sentimens de délicatesse qui doivent inspirer en toutes circonstances la conduite des serviteurs du pays ? Cette critique pouvait être accueillie ailleurs qu’en Angleterre, où très souvent les titres de noblesse décernés par la couronne sont accompagnés de larges dotations votées par le parlement. La méthode anglaise, qui ajoute l’argent à l’honneur, est à la fois saine et pratique. Quand un citoyen s’est placé hors de pair, quand il a servi avec éclat la communauté et qu’il peut la servir encore, il est juste qu’il soit grandement honoré, il est utile qu’on lui assure l’existence dégagée des soucis vulgaires de la fortune et conforme au rang qui lui est fait. Heureuse la nation qui, en dehors et au-dessus de ses politiciens de naissance ou de hasard, posséderait une réserve de ces serviteurs d’élite qui méritent d’être entretenus par elle ! Quel capital et quels profits ! L’Angleterre a compris cela. Elle veut faire riches, c’est-à-dire libres, ceux qui la font grande. — Quant à Cobden, le don national de 2 millions pouvait être accepté par lui, non pas seulement comme une récompense, mais aussi comme une restitution ; car il avait incontestablement sacrifié tous ses intérêts au service de la réforme, tout, sa fortune et sa santé. À peine la victoire était-elle proclamée qu’il devait, par ordonnance des médecins, donner congé au parlement et aux affaires. Dans les premiers jours du mois d’août 1846, il partit avec Mme Cobden pour faire un tour d’Europe. Il ne pouvait se reposer qu’en voyageant.

Au fond, Cobden, dans ce voyage entrepris en famille, ne courait pas uniquement après le repos. Il avait d’autres visées. Un mois avant son départ, il écrivait à son ami, M. Ashworth :


Je dois vous faire part d’un nouveau projet qui m’est venu en tête. J’ai renoncé à l’idée d’aller m’enfouir en Égypte ou en Italie. Je me propose maintenant de faire, pour mon compte particulier, un voyage d’agitation (private agitating tour) à travers l’Europe. L’autre jour, sir Roderick Murchison, le géologue, ami et confident de l’empereur de Russie, m’a assuré que j’aurais une grande influence sur l’esprit de ce souverain, si j’allais à Saint-Pétersbourg. Aujourd’hui même, je reçois une lettre que m’a écrite de Paris le maire de Bordeaux, à la suite d’un dîner chez M. Duchâtel : le ministre m’engage à passer par Dieppe et à faire visite au roi des Français, qui sera, du 4 au 14 août, au château d’Eu. — De Madrid, de Vienne, de Berlin me sont venues des