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quelque sorte à traits rapides cette contrée qu’il avait soif de connaître, dévorant l’espace et bondant son portefeuille ainsi que sa mémoire d’informations et de chiffres qui devaient fixer pour lui les impressions de ce premier voyage en Amérique à vol d’oiseau.

De retour à Manchester, il reprend la direction de son usine, menant de front la littérature, la politique et les affaires. Il s’associe à la fondation d’un Athenæum, il fréquente les meetings, fait des motions, s’essaie à parler en public sans être découragé par l’échec de son premier speech, au milieu duquel il reste court ; plus exercé à la plume qu’à la parole, il publie encore une brochure Russia, protestation éloquente contre la politique de guerre ; son nom et ses opinions occupent ainsi la presse locale et parviennent jusqu’aux journaux de Londres. Le voici désormais en pleine lumière ; ses mousselines imprimées sont en faveur sur le marché ; lui-même est bien coté, comme citoyen et comme publiciste. Encore un coup de collier, et il sera de l’étoffe dont on fait les candidats à la chambre des communes. Évidemment Cobden songeait, dès cette époque, à devenir M. P. Mais il s’est trop prodigué et surmené ; il n’était pas de force à supporter cette vie à l’américaine. Les médecins lui ordonnent de renoncer à la politique et de s’éloigner des brouillards du Lancashire. Il s’embarque donc, à l’automne de 1837, et part pour l’Orient.

Il est regrettable que Cobden, qui publiait si volontiers des brochures, n’ait pas fait imprimer les nombreuses lettres écrites par lui pendant son voyage. Cette correspondance aurait excité un vif intérêt, et, aujourd’hui encore, on pourrait la consulter utilement. Ne serait-il pas à la fois piquant et instructif de voir, par les yeux d’un observateur tel que Cobden, ce qu’étaient l’Egypte, la Turquie, la Grèce il y a près de cinquante ans ? À cette date, l’Egypte appartenait à Mehemet-Ali ; la Turquie essayait de se ranimer ; la Grèce venait à peine de naître. L’éternelle question d’Orient, cette énigme des chancelleries, s’embrouillait de plus en plus à la veille des événemens de 1840. Cobden ne se laissa point séduire par la civilisation de Mehemet-Ali ; il découvrit au premier coup d’œil l’illusion de ce décor de théâtre : il jugea tout de suite que le système imaginé par le pacha n’était, pour les malheureux fellahs, qu’un mode perfectionné de la servitude ; il prédit la ruine prochaine de ces moulins à vapeur, de ces filatures, de ces usines de toute sorte, montées, outillées et exploitées par le souverain, et il conclut, comme industriel et comme économiste, au néant de la prétendue régénération. En 1837, alors que le pacha brillait dans toute sa gloire, cette opinion aurait fait scandale. Il était convenu qu’on devait admirer Mehemet ; c’était article de foi, pour les Anglais