Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 58.djvu/297

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Tertre devinrent ses nouveaux collègues. Mais l’amertume de son cœur et son découragement, nous les retrouvons à cette date dans un entretien qu’il eut avec M. de Ségur[1].

Rappelé de la cour de Russie, où il avait intelligemment représenté la France, le comte de Ségur (septembre 1790) était allé rendre compte de sa mission à M. de Montmorin. De tous les tableaux qu’on avait tracés de la révolution, celui que Lui fit M. de Montmorin fut le plus sombre. Son esprit éclairé sentait très bien la nécessité de terminer les troubles car une transaction sincère et par un pacte qui contiendrait tous les élémens d’un gouvernement représentatif ; mais, en même temps, il était persuadé que la violence des passions rendait ce remède impossible. « D’un côté, dit-il à M. de Ségur, le peuple dans sa fougue paraît ne vouloir qu’une démocratie qui mène à l’anarchie. Il s’armera bientôt contre ceux qui veulent aujourd’hui le soumettre à un frein légal. D’une autre part, la cour, l’aristocratie et ce qui environne le roi rejettent avec opiniâtreté tout ce qui ne leur montre pas la monarchie telle qu’elle était autrefois. Vous savez à quel point j’aime le roi ; il est juste, vertueux, bon ; mais sa bonté est privée de force. Il ne sait résister ni à ceux qu’il craint ni à ceux qu’il aime. Je fais de vains efforts pour le déterminer à suivre avec fermeté un plan quelconque. »

Ce langage, tout à l’honneur de Montmorin, précise à la fois l’état de son esprit et les obstacles insurmontables auxquels se heurtaient ses projets. Déçu du côté de La Fayette, il crut un instant avoir trouvé dans Mirabeau le génie indispensable pour que cette marche nouvelle du siècle se poursuivit avec calme et régularité.


IV

Ils se connaissaient depuis longtemps. Une mauvaise aventure les avait brouillés.

C’était à la fin de 1787 ; Montmorin venait de succéder à M. de Vergennes. Mirabeau, sans ressources, presque dans le dénûment, avait obtenu par l’intermédiaire de l’abbé de Périgord, M. de Talleyrand, une mission confidentielle en Prusse. On était convenu que Mirabeau lui adresserait ses lettres chiffrées pour les remettre au ministre. Sur le bruit de la convocation des notables, Mirabeau était accouru en France, après plus d’un an de séjour en Allemagne, et à l’aide des minutes de sa correspondance, il avait composé l’Histoire secrète de la cour de Berlin[2]. On était en novembre 1788 ;

  1. Mémoires du comte de Ségur, t. III.
  2. Correspondance de Mirabeau et du comte de La Marck, t. Ier et II. — Mémoires de Malouet, chap. II.