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même ses rapports avec lui. Il y avait du courage à l’estimer. Plus détesté par les jacobins que les aristocrates les plus signalés, parce qu’il luttait de plus près contre les ennemis du roi, Montmorin attend l’heure où, mieux comprise, plus dégagée des passions, l’histoire définitive de cette terrible époque sera écrite. Il appartient à cette vieille aristocratie française qui, à l’inverse de la petite noblesse de province, voulait de bonne foi établir en France une chambre des lords et une chambre des communes. Certes, il ne pouvait être suspecté de rester attaché quand même à l’ancien régime, celui qui écrivait en 1791 : « Ce que l’on appelle la révolution n’est que l’anéantissement d’une foule d’abus accumulés depuis des siècles. Ces abus n’étaient pas moins funestes à la nation qu’au monarque. Ils n’existent plus. La nation souveraine n’a plus que des citoyens égaux en droits, plus de despotes que la loi, plus d’organes que les fonctionnaires publics, et le roi est le premier de ces fonctionnaires. Telle est la révolution française. Elle est faite, elle est complète, elle est sans retour. Espérer le contraire serait une erreur dangereuse, et toute entreprise fondée sur cet espoir nous plongerait dans un abîme dont il est impossible de sonder la profondeur et dans lequel toute l’Europe serait entraînée avec nous[1]. »

Appelé prématurément à diriger les événemens dont nul n’avait prévu le courant irrésistible, il marcha devant lui dans la ligne du de voir et de la raison, et cette ligne l’amena à se séparer de cette portion de l’aristocratie qui n’a jamais pu garder dans ses rangs ceux de ses amis qui montrent quelque sagesse et quelque prudence. L’esprit de parti a accusé Montmorin de faiblesse, comme s’il avait pu avoir alors véritablement de la force ! On l’a aussi accusé d’inexpérience, comme si quelqu’un avait pu acquérir, dans ces années où tout le passé était brusquement aboli, une expérience à la hauteur des circonstances !

Nous avons du reste pour nous le témoignage de Mallet du Pan, qui jugeait Montmorin, au moment de sa démission, l’homme fort du ministère ; nous avons l’appréciation des étrangers qui l’ont approché, et l’illustre Jefferson a écrit de lui que c’était un des hommes les plus honnêtes et les plus respectables : de France[2]. Il devait seulement à son éducation ecclésiastique, et surtout à son tempérament maladif, une sorte de timidité ; mais elle ne peut pas plus justement lui être imputée à crime que la petitesse de sa taille et la frêle structure de son corps. Éloigné de tout intérêt personnel,

  1. Lettre aux ambassadeurs (23 avril 1791). Lettre à M. de Noailles (3 août 1791).
  2. Bertrand de Molleville, Mémoires secrets.